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A.M.CASSANDRE PAR HENRI MOURON Schirmer Mosel Production

CHAPITRE 4 :   DES MURS DE LA VILLE A LA CÉRÉMONIE THÉÂTRALE

« La peinture, c’est l’art de créer l’illusion. »

Eugène Delacroix.

 

Si pour Delacroix, la définition s’appliquait à la peinture, elle convient parfaitement à la décoration théâtrale de Cassandre.

La belle réussite de son œuvre de peintre de théâtre, à laquelle un vaste public, alors très attentif aux grandes réalisations scénographiques, accorda ses faveurs, domine les quinze premières années de cette période.

Mais, nonobstant la place considérable que tint dans sa vie l’accomplissement de cette œuvre théâtrale, c’est la peinture de chevalet qui resta sans doute, jusqu’à sa mort, sa plus constante ambition. Dès sa démobilisation en septembre 1940, il s’y consacre entièrement, et l’exposition de décembre 1942, à la galerie René Drouin, rend compte d’un travail de deux années, où figure en bonne place le grand portrait de Mademoiselle Chanel.

C’est chez elle qu’il a fait la connaissance de Pierre Reverdy, provisoirement sorti de sa retraite de Solesmes, avec lequel il se lie d’une profonde amitié dont l’intimité sera vécue avec la brièveté propre à la passion dont brûlaient les deux hommes. Cette amitié donnera lieu, durant les deux années consécutives à leur rencontre, à une abondante et chaleureuse correspondance, quelquefois interrompue, le temps des séjours que Reverdy, quittant périodiquement sa méditation provinciale silencieuse, fera chez Cassandre ou ses amis parisiens (95).

Mais si l’exposition de 1942 reçoit du public sinon des critiques et des marchands un accueil favorable, si Cassandre peint, durant les deux années suivantes, de beaux portraits, ceux de Reverdy, de la Vicomtesse de Noailles, de la Princesse de Polignac et d’autres, qui l’encouragent de leurs commandes, il dira cependant en 1945 de sa peinture « qu’elle est avare et ne lui donne guère. (96) »

Elle lui apporte pourtant des instants de sérénité qui, pour être brefs, n’en sont pas moins vécus dans l’allégresse de ses séjours campagnards. Il trouve « sur le motif » les gestes vrais et spontanés que lui inspire l’humilité de sa relation à la Nature, et c’est de cet émerveillement que procèdent les deux suites de paysages de 1942 et 1943, celles de Quarré-les-Tombes et de Buis-les-Baronnies.

Par ailleurs, dirigée vers l’expression d’une perception tragique de sa vie, son œuvre picturale se construit avec passion, mais dans les hésitations de son inquiétude intérieure et le tourment de l’insatisfaction.

Mais, par bonheur, la scène dramatique est là qui propose à ce qui va très vite devenir sa passion de « la cérémonie théâtrale », sa fiction grandiloquente. Il y retrouvera aussi l’exaltation du travail collectif qui, à l’occasion, lui permettra d’échapper à la solitude de sa condition d’artiste.

Pour lui, ce terrain n’est d’ailleurs pas alors à défricher ; il l’a découvert dès 1933, et il est intéressant de noter à cet égard que Louis Jouvet fit preuve d’une remarquable intuition en devinant à l’époque les vertus et la richesse des dons alors inexploités du scénographe qui se cachaient derrière le talent de metteur en scène de la rue de l’affichiste. Car ce fut lui qui, le premier, eut l’idée de commander à l’artiste des maquettes de décors et costumes, ceux d’AMPHITRYON 38, de Jean Giraudoux, repris brillamment pour la réouverture du Théâtre de l’Athénée en 1933. A cette occasion, Blaise Cendrars écrit :

« Je suis aujourd’hui particulièrement reconnaissant à Jouvet d’avoir su percer à jour l’anonymat d’un des grands maîtres de la rue à Paris, je veux dire Cassandre, qui n’est pas seulement un peintre, mais un des plus fervents animateurs de la vie moderne, un dictateur du goût et de la mode dont on lit les mots d’ordre sur les affiches, un ouvrier et un créateur, un inventeur, qui a conçu des carrosseries, un nouvel alphabet, mille accessoires à la page, un avion, et dont chaque femme élégante qui passe porte à son insu la signature sur la hanche. » (97)

Ces premiers décors, Cassandre les a pensés dans un esprit qui, aux antipodes des conceptions essentiellement picturales qui avaient fait les beaux jours des spectacles de ballet de Diaghilev, s’inscrit dans la tradition théâtrale palladienne de Vicence.

Du point de vue critique où l’on se place ici, ce qu’il faut souligner c’est, bien entendu, la sobre élégance avec laquelle est traduite la subtile antiquité grecque de Giraudoux, en langage plastique dont la nervosité n’est pas sans rappeler le style graphique des affiches, ses indéniables qualités de composition, la poésie raffinée qu’il exprime, mais c’est surtout le sens de la démarche architecturale, qui organise l’espace scénique comme un volume clos, contraint dans une perspective certes praticable, mais surtout destinée à mettre l’acteur en situation de surréalité. Cette intention du peintre-architecte de théâtre apparaît déjà de manière sensible dans les décors des premier et troisième actes. Pour les costumes, Cassandre, qui a d’abord pris une voie sans issue, suit le conseil d’expérience de V. Karinska pour qui il dessine des « statues » (98).

René Blum, alors à la tête de la Compagnie des Ballets de Monte-Carlo, encouragé par cette réussite, demande à l’artiste, pour l’année suivante, la décoration du ballet de Francis Poulenc AUBADE.

D’AMPHITRYON Cassandre a tiré la leçon. Il a mesuré les limites du décor construit, la pauvreté d’expression qu’il implique, et il dirige vers une conception du décor laissant à la peinture un rôle figuratif nettement plus marqué. L’architecture peinte, que défonce un éclairage violemment contrasté, détermine une zone virtuelle dont la fonction première est, autant que d’encadrer le praticable et le paysage du lointain, de promouvoir fictivement le danseur vers le public. C’est déjà une principale (99) dont la platitude autorise une expression plus éloquente de la réalité, nécessaire au climat poétique voulu par le peintre, et la couleur s’organise aussi, moins comme objet de pittoresque que comme l’une des composantes lyriques de l’œuvre.

Pour la période de l’avant guerre, l’activité de Cassandre dans le domaine théâtral se borna à ces deux expériences et il n’y fit sa rentrée que le 2 juillet 1941 par la grande porte de l’Opéra de Paris avec les décors et costumes de LE CHEVALIER ET LA DAMOISELLE, ballet de Serge Lifar, composé d’après une légende du Moyen Age, sur une musique de Philippe Gaubert, spectacle qui le consacre définitivement peintre de théâtre (100).

Œuvre à la fois décisive et de transition, qui se situe à la charnière de la tendance la plus picturale et de la recherche architecturale d’une implantation au sol fortement pensée en vue de mettre en valeur les évolutions chorégraphiques, du dessin très graphique de la « variation » aux amples mouvements de groupes qui permettent au peintre de théâtre de déployer ses grandes masses colorées (101). Traitée dans une écriture évoquant la tapisserie, la composition des décors des deux tableaux s’appuie, pour l’un, sur la diagonale, pour l’autre, sur une stricte symétrie architecturale, et, si les exigences de l’illusion scénique le conduisent vers une expression heurtée en clair-obscur, Cassandre transpose encore ici au théâtre ses préoccupations picturales du moment, sans dissimuler ses emprunts à Giotto et aux primitifs français de la fin du XIVème. Mais la splendeur du ballet montre aussi avec quel sens de la somptuosité Cassandre est capable d’affronter les feux de la rampe.

Brillant ! C’est bien l’épithète qui convenait au spectacle monté par Raymond Rouleau à la Comédie des Champs-Élysées au printemps de 1943. le second drame de Jean-François Noël, LE SURVIVANT (102) donnait à Cassandre l’occasion de révéler à nouveau son goût et ses dons pour le faste dramatique. Réalisé avec des moyens bien plus limités que LE CHEVALIER, le spectacle brillait particulièrement par la beauté des costumes, pour lesquels Cassandre avait trouvé une manière synthétique, ne retenant, pour l’exalter au plus haut degré, que l’essentiel du style qui confère à ceux de l’époque du Téméraire leur somptuosité, en quelque sorte la structure anatomique de leur beauté. Tant de splendeur suscita l’admiration du public, et, le soir de la générale, son amie Chanel en fut si frappée qu’elle demanda à Cassandre de lui révéler le nom de la costumière talentueuse qui avait exécuté ses maquettes avec tant de bonheur (103) !

Mais c’est avec son décor pour LES MIRAGES que Cassandre devait affirmer avec autorité ses conceptions de peintre-architecte de théâtre. Le ballet, dont l’argument était signé du peintre et de Serge Lifar et la musique d’Henri Sauguet, devait être dansé pour la première fois à l’Opéra de Paris en juin 1944. En raison des événements historiques, la représentation fut annulée, pour n’avoir lieu qu’en décembre 1947. brossé dans la technique traditionnelle du décor baroque par Oreste Allégri (104) sur une série de trois principales planes, encadrant un rideau de fond appuyé sur un praticable par lequel se faisaient les grandes entrées en scène, ce palais des songes, sorti de l’imagination du peintre, lui avait en fait inspiré la trame de l’argument désenchanté. Et, graphiquement exprimée par la perspective linéaire à laquelle le modèle en camaïeu laissait à la lumière des projecteurs apporter son mystère, la construction toute fictive de cet édifice qui empruntait son style à un baroque plus évoqué que reconstitué, permettait de situer l’architecture imaginée dans le climat de dépaysement d’un ciel nocturne. Refusant de se livrer en tant que peinture, le décor se limitait à une fonction de volume poétiquement équivoque, volume clos, si l’on veut, car le propre de cette architecture était son absence de matérialité, qui ménageait des ouvertures réelles se confondant avec celles, figurées de l’illusion perspective. De la sorte les allégories traversant ces murailles impalpables atteignaient la dimension mythique de la Fatalité. A l’aube, le rêve dissipé, tout le palais s’enlevait lentement dans les ceintres pour ne laisser place qu’à un paysage crayeux brûlé de soleil, où « le Jeune Homme » retrouvait, pour ne plus la quitter, son Ombre, fidèle compagne de sa solitude, sur le martèlement des cuivres de la belle musique de Sauguet.

C’est ici que, pour saisir dans toute son étendue la particularité du style de Cassandre, peintre de théâtre, il convient de prendre connaissance du texte qu’il écrivit pour le beau livre composé en 1957 sur le thème de son DON GIOVANNI d’Aix :

« Au moment où les organisateurs du Festival International de Musique d’Aix-en-Provence (105) me demandaient la décoration du Don Giovanni de Mozart, il n’y avait pas de théâtre d’opéra à Aix, mais seulement une cour, celle de l’ancien Archevêché. Sans doute cette cour était-elle douée d’une très remarquable acoustique, et pouvait-on y élever, comme on me le proposait, une estrade et un dispositif architectural fixe, utilisant comme fond l’une des façades intérieures. Je fis observer qu’il me semblait difficile, sinon impossible, de représenter l’opéra de Mozart, où l’alternance et l’opposition des différents lieux dramatiques occupaient une partie si essentielle de la structure, sur une scène aussi sommaire et dans un décor unique, fût-il « palladien » ; que l’œuvre, étant un monde clos, exigeait un espace scénique également clos, qui permit de conserver, dans la succession des différents lieux, une unité d’espace indispensable. Les organisateurs du Festival me chargèrent alors d’imaginer, en même temps que les décors de Don Giovanni, le théâtre en plein air sur lequel il serait possible de présenter l’ouvrage selon la conception scénique que je leur avais exposée, conception qui, en vérité, n’était autre que celle des premières représentations au dix-huitième siècle.

« Procédant d’abord des contingences dramatiques de l’œuvre de Mozart, ce théâtre devait aussi se soumettre à certaines servitudes d’ordre pratique qu’il était impossible d’éluder : construction nécessairement provisoire, avec montage et démontage rapide, pour que la cour de l’Archevêché, dès la fin du Festival, retrouvât sa destination urbaine habituelle ; développement minimum de la surface scénique, afin de ne pas trop réduire l’espace réservé au public, le rapport de ces deux surfaces étant fonction de la configuration de la cour, et de ses accès impossibles à modifier ; tout ceci dans le respect du rythme architectural du lieu, qui imposait son style, ses proportions, son module et même sa couleur. La solution de problème si divers devait à son tour engendrer, pour la composition des décors, un certain nombre d’exigences techniques, qu’il fallait satisfaire en même temps que les exigences dramatiques.

« Dans cette cour presque carrée dont la surface totale était de 1 045m² environ, adossé à la façade principale qui lui imposait ses mesures – longueur 33,50m, hauteur 11m – le théâtre s’éleva avec les caractéristiques suivantes. L’ouverture du cadre de scène était de 7,85m dans la hauteur et de 11m dans la largeur, la draperie peinte d’un manteau d’arlequin limitant la vue aux dimensions de 6m sur 10,30m. la hauteur masquée des ceintres se réduisait ainsi à 3,30m à peine. Par contre la disposition de la cour permettait des coulisses latérales relativement assez profondes, d’environ 6m, ce qui détermina le choix du vieux procédé de changement à vue sur chariots. Le plancher de scène fut donc construit traditionnellement comme l’exigeait le dit procédé : un dessous, dont la profondeur fut réduite au minimum – 1,80m – une pente de 4%, trois rues, accompagnées chacune d’une fausse-rue et de deux costières, réparties sur une longueur totale de 6,90m, ce qui réduisait la profondeur pratiquement utilisable à 6,10m. il est juste de noter toutefois que l’extrême largeur de la « salle », relativement à l’ouverture du cadre, rendait inutile une profondeur plus grande : au-delà d’un lointain de 6m, décor et acteur seraient sortis du champ visuel des spectateurs placés latéralement.

« Soutenu par une légère ossature métallique, l’ensemble de la construction était composé d’éléments en bois, préfabriqués et facilement démontables. Tous les morceaux décoratifs, pilastres, entablements, moulures, pots à feu, étaient faits en balsa, bois très plastique et aussi léger que le liège. La façade peinte à la colle d’or s’accordait au ton des architectures aixoises. Le soleil, la rosée matinale, la poussière et le mistral se chargèrent de lui donner très rapidement une patine convenable ; les artifices de la lumière électrique et les étoiles du ciel provençal firent le reste.

« Les conditions un peu particulières de ce théâtre engendraient naturellement une optique précise à laquelle il fallait bien se soumettre. Elle me parut exiger une composition où l’espace fictif devait être figuré plutôt par des moyens graphiques que par des volumes construits ou partiellement en trompe-l’œil : ces volumes n’eussent révélé au spectateur que la mesure vraie d’un espace trop limité, en ruinant toute chance d’illusion. Ainsi s’imposa tout naturellement le parti d’une perspective linéaire à fuite très rapide, utilisée non comme moyen de représentation, mais avant tout comme mode de composition. Le déplacement alterné des points de fuite, comme des  points de distance, accompagnant, en optique, le mouvement réel des châssis dans les changements à vue, permettait de signifier par de simples fermes plates des espaces scéniques très différents, très contrastés, bien que liés les uns aux autres par un rythme linéaire unique. Le tracé perspectif, dépassant en l’exaspérant l’artifice d’illusion habituel, devenait ainsi une sorte de contrepoint graphique, qui pouvait suivre dans leur mouvement les alternances affirmées du dramma giocoso entre le serioso et le buffo, l’Aria et le Récitatif, la vivacité du jour et la profondeur de la nuit.

« Utilisée seulement comme moyen de figuration allusive, tout trompe-l’œil réaliste et tout accident pittoresque étant exclus, cette perspective linéaire devenait également un moyen d’amplification au bénéfice de l’acteur. Permettant de réduire dans leur proportion, jusqu’à l’extrême limite du réel, certains éléments figurés, elle réalisait une sorte de tremplin qui projetait l’acteur vers le public, en lui donnant la dimension insolite nécessaire au théâtre, en haussant sa forme jusqu’au plan même du chant. De plus, comme elle enchâssait l’acteur dans un monde fictif (à deux dimensions réelles mais où la troisième n’était qu’illusion graphique), cette perspective permettait à un regard complice d’exalter la réalité plastique du personnage, de lui conférer, et à lui seul, cette transcendante présence qui est, je crois, une des conditions premières de la cérémonie dramatique.

« L’absence pratique de ceintres commandait de réduire le décor à de simples châssis latéraux, se rejoignant parfois au centre de la scène, et interdisait l’emploi de couronnements ou de frises mobiles. Il était donc nécessaire d’avoir recours à un dispositif fixe, coupant toutes découvertes latérales ou verticales. Ce dispositif fut composé de trois principales et d’un rideau de lointain, constituant pour tout le spectacle un espace neutre, sans limites sensibles, à l’intérieur duquel se composaient et se décomposaient les espaces fictifs des divers tableaux. Contrairement à l’usage habituel pour ces sortes de panoramas, je crus devoir adopter un ton général gris-vert chaud, dont j’avais reconnu, après nombre d’expériences, la vertu de transformation sous l’influence des rayons diversement colorés de la lumière électrique ; cette vertu était particulièrement utile en l’occurrence pour les frises fixes et la partie supérieure du rideau, qui devaient figurer tour à tour ciels diurnes et nocturnes, aussi bien que plafonds. Sur la partie inférieure du dit rideau était peint un paysage en camaïeu du même ton, qui apparaissait seulement comme lointain dans les tableaux de la Rue et du Cimetière, était masqué dans les autres tableaux, mais servait de liaison optique dans les changements à vue. Loin de troubler la cohésion du décor, cet espace fictivement clos, commun à tous les tableaux, ne faisait que resserrer l’unité de l’ensemble : il permettait que la succession des lieux, de mesures figurées et diverses, devienne une interpénétration.

« Je ne pense pas que les inhabituelles et rigoureuses servitudes qu’imposait ce théâtre, cette sorte de grande « lanterne magique » en plein air, aient gêné en quoi que ce soit l’invention des décors. A priori posées et acceptées, les disciplines, avec leur économie de moyens, ne pouvaient être que favorables à une solution de simplicité et d’évidence. C’est seulement cette évidence que j’ai cru devoir rechercher, négligeant tout effet pittoresque ou surprenant, parce que seule elle possède cette qualité principale vers laquelle doit tendre un décor de théâtre : se faire recevoir et se faire oublier dans le temps d’un seul regard. »

C’est Pierre-Jean Jouve, admirateur sensible et perspicace de l’opéra de Mozart, qui mettait en lumière, en un texte admirablement convaincant publié dans ce livre de 1957, l’exceptionnelle consonance du travail du peintre avec celui du compositeur.

DRAMA PER MUSICA, ballet que François Michel imagina sur les partitions des cantates profanes de Bach – chorégraphie de Serge Lifar – fut créée le 2 mai 1946 par la Compagnie des Nouveaux Ballets de Monte-Carlo. Son décor, qui puisait également aux sources du baroque mais, pour mieux « s’approcher des vertus dominantes de la musique de Bach » (106), transposait à la scène une architecture perspective réduite à un tracé d’épure dont se voulait exclue, au style des draperies près, précisément aucune référence voyante à la réalité architecturale de ce style, procédait sur le plan de la construction scénographique de la même démarche : 

«Prenant volontairement une épure de perspective linéaire, impersonnelle et classique, en l’occurrence une de celles de Samuel Marolois (107), j’eus le dessein pour ne pas dire l’idée, de la dépayser dans un espace scénique tout à fait étranger. Cet espace se composait d’abord d’un rideau de fond sur lequel j’avais représenté un paysage peint très arbitrairement en camaïeu sur fond brun, puis d’un praticable, constituant par un demi-trompe-l’œil une sorte de paysage insensible de la réalité concrète des danseurs de l’abstraction graphique du décor, enfin d’une grande draperie baroque, peinte-t-elle aussi arbitrairement en noir, gris et blanc et qui venait caler la composition de ces divers éléments en apparence hétérogènes.

« Je traitai tout cela dans l’écriture la plus impersonnelle, espérant ainsi me rapprocher de cette universalité que je croyais être une des vertus dominantes de la musique de Bach. Le rideau d’avant-scène et les costumes étaient traités dans le même esprit d’austérité et d’économie de moyens. Ces costumes étaient tirés de Hogarth, du Caravage et de Nicolas Manuel. »

Il est passionnant de suivre à travers l’œuvre de théâtre de Cassandre l’approfondissement de sa culture plastique et les progrès de son utilisation au service d’une technique de composition qu’il devait sans cesse perfectionner. Nous sommes un certain nombre, parmi ses assistants, à avoir «graticulé » sur les plans perspectifs qu’il dressait au pied de ses architectures et à pouvoir témoigner que la manipulation des points de fuite et de distance en vue d’obtenir de la figuration de l’espace cette espace de raccourci au bénéfice de l’illusion scénique, n’avait alors pour lui plus aucun secret. Et sur ces plans fictifs au sol, qui étaient déjà la préfiguration des masses architecturales, s’élevaient, dans la recherche la plus humblement respectueuse et la plus synthétiquement expressive d’un style, ces façades figurées avec, au fil des années, de moins en moins d’artifice pittoresque. Nous avons admiré chez lui cette rare faculté, qu’il tenait de sa sensibilité, de saisir, en l’exaltant dans la simplicité, les formes qui confèrent leur noblesse à ce style.

Les décors de MONSIEUR DE POURCEAUGNAC (108), du DON GIOVANNI d’Aix (109), de COUP DE FEU (110) sont à cet égard exemplaires. Tour à tour ils nous promènent avec délectation dans un monde qui doit autant à Palladio qu’aux baroques des XVIIème et XVIIIème  siècles français.

Mais la gravité de ces lieux n’excluait pas le divertissement et c’est non sans humour qu’il imagina le paysage biarrot de MELOS (111).

Celui de WEG ZUM LICHT (112) est une composition libre dont le dépaysement des éléments, accusé par un parti perspectif intense (rapprochement des points de distance), ne laisse pas d’inquiéter le regard qui s’aventure dans ces étranges compartiments qui paraissent écartelés par leur propre contradiction. Echo métaphysique d’une tendance où surgit à nouveau l’influence surréaliste.

Fête de l’Illusion que le décor du spectacle DE FIL EN ETOILE (113), sans autre arrière-pensée que l’expression d’un monde fantasmagorique où la féérie-ballet de tradition baroque le dispute à la magie du cirque et à l’imagerie populaire.

Cette série de beaux spectacles connut cependant deux échecs auprès de la critique et du public.

Le premier date de janvier 1950 : c’est celui d’OTHELLO.

Venant juste après le triomphe d’Aix-en-Provence, le coup n’en fut que plus rude pour Cassandre à qui fut reproché d’avoir situé le drame dans un dispositif scénique à l’italienne aussi mobile que figuratif qui se fondait davantage sur une stricte transposition de la Venise de Bellini et de Carpaccio que sur le caractère de la tradition élisabethaine. Etrange faux-pas d’un Cassandre aventuré dans l’insondable mystère du drame shakespearien, du même qui avait si bien senti que celui de Mozart trouvait sa transcription plastique non dans le signe de la Renaissance espagnole mais dans l’élégante subtilité d’un XVIIIème siècle finissant.

Le second échec public, Cassandre le connut avec son décor pour les tragédies de Racine, à la Comédie Française (114). Déception qui fut d’autant plus sévère qu’il avait, dans cette nouvelle aventure théâtrale, jeté toutes ses forces morales et physiques. Ce « palais à volonté » était un rêve que Cassandre poursuivait depuis quelques années : c’est au printemps 1954, pour Jean-Louis Barrault alors au théâtre Marigny, que Cassandre en avait esquissé un premier projet où d’ailleurs étaient complètement arrêtées l’implantation et la structure architecturale figurée de ce « carrefour » où devaient se nouer et se dénouer les situations de la tragédie racinienne. Le projet n’eut pas de suites et, trois ans après, fut complètement repensé dans sa décoration. Mais le dispositif et la composition furent intégralement conservées. Cassandre se donna si complètement à ce projet qu’il assura presque seul l’exécution en grandeur de la peinture des décors.

Je m’en voudrai de porter ici le moindre jugement non sur la qualité de l’ouvrage qui me paraît irréprochable, mais sur l’opportunité d’une telle démarche au XXème siècle. Qui ne pourra d’ailleurs jamais trancher la question de savoir si, recherchant à retrouver la noblesse des gestes des architectes, des sculpteurs et des peintres de Louis XIV, Cassandre a réussi à éviter le piège tendu de ce redoutable « Faubourg  Saint-Antoine », pour mener à bien l’entreprise qui avait sans doute pour lui d’autant plus d’attrait qu’elle devait lui apparaître comme un défi, une gageure ? Toujours est-il que le médiocre accueil que la critique réserva à ce dernier décor inspira à Cassandre un beau texte écrit dans une langue d’or qui nous semble être à la fois son adieu au théâtre et un credo (115) :

« Si nous devions imaginer une porte ouvrant sur la Tragédie de Racine, il nous faudrait vraisemblablement l’attribuer à Jules Hardouin-Mansard, Premier Architecte du Roi. Il semble bien, en effet, que l’art tout entier du règne de Louis XIV, qu’il fut théâtre ou poésie, sculpture, peinture, éloquence ou musique, ait été fécondé, ordonné et comme propulsé par l’architecture, si bien qu’il paraît difficile de dissocier les divers aspects de cet art de l’œuvre admirable des architectes de ce temps. Dès le règne d’Henri IV, en dépassant la Renaissance douteuse qui ne parvenait pas à se libérer des exubérances flamboyantes, pour s’appuyer rigoureusement sur les règles antiques de Vitruve – à travers Vignole ou Palladio – une génération d’architectes épris de la magie des Cinq Ordres devait préparer, en France, l’éclosion d’un art exceptionnel, fleur d’or parmi les plus belles de son Histoire. C’est la gloire de ces grands baroques français, d’Androuet du Cerceau à Salomon de Brosse, de Pierre le Muet à Jacques le Mercier, d’avoir su, par-delà leurs chefs-d’œuvre propres, donner l’impulsion décisive à une architecture lucidement ordonnée qui, en une remarquable unité, contenait toutes les formes d’un art dit classique. Classique au sens antique du mot, parce que, comme cette architecture, il allait s’appuyer sur des règles classées par les Anciens, et d’adressait à une aristocratie, une classe aussi avertie dans sa culture que raffinée dans ses goûts. Eloigné pourtant d’un ésotérisme exclusif, il devait exercer une fascination sur les hommes de toutes conditions et marquer de son harmonieuse empreinte les ouvrages les plus grands comme les objets les plus familiers.

« Si l’architecture du règne de Louis XIV paraît signifier toute l’esthétique de ce temps, c’est qu’en elle nous mesurons plus exactement son souci de perfection formelle, - cette perfection étant, dans le sens originel du mot, achèvement complet. Et ce souci doit-être, avant tout autre, celui qui l’habite et l’inspire, comme il habite et inspire le verbe de Racine. Pour l’artiste d’alors, l’ivresse n’était pas suffisante : il exigeait encore la beauté du flacon (116). Il voulait que le contenu coïncida avec le contenant, l’esprit avec la forme, au point qu’il ne put distinguer l’un de l’autre. 

« C’est peut-être ce premier soin de perfection formelle qui valut parfois à l’œuvre d’art de cette époque le reproche d’une certaine froideur. L’accomplissement total du geste exigé nécessairement, sans aucune abréviation ni raccourci, s’oppose sans doute à la perception première du lyrisme, le lyrisme n’apparaissant pas dans l’élan propulseur et révélé du geste, mais seulement dans la conséquence inévitable de son achèvement. Il est difficile de nier que le XVIIème siècle dédaigné profondément les charmes séduisants du « premier jet », de l’ébauche ou de l’esquisse. Dans le cœur des grands Italiens qu’il avait écoutés sans doute avait-il entendu la voix de Léonard : « l’impatience, sœur de la sottise, admire la brièveté… »

« Ainsi, devant nécessairement contenir, cette forme voulue parfaitement ne pouvait être arbitraire ni creuse. Si les tragédiens de la fin du XVIIIème siècle et leurs successeurs ont pu traiter le cadre formel de la tragédie classique avec une telle désinvolture, c’est, avant tout, qu’ils n’y voyaient qu’une superficielle décoration et ne surent discerner en lui l’essence signifiante de son écriture.

« Car même dans sa fonction ornementale, cette forme était en fait la figuration « écrite » d’un certain rituel, le prolongement d’une attitude imposée par un cérémonial rigoureux, accepté à priori par une société où la manière d’être comptait autant que l’être. L’honnête homme du XVIIème siècle se conformait à un style de vie qui ordonnait non seulement ses gestes, mais aussi son langage, son écriture, ses délectations, voire la pudeur de ses émois, parce qu’il tendant, lui aussi, vers cet achèvement dont un principe esthétique lui proposait l’exemple.

« C’est ce style de vie qui, par un geste devenu naturel et évident, lui permettait de dessiner un rinceau, une feuille d’acanthe, l’enroulement d’une volute, comme de faire une révérence devant le roi ou de terminer une lettre en une élégante cérémonie verbale : 

 « sans sortir de la profonde vénération avec laquelle je suis, 

MADAME, 

DE VOTRE ALTESSE ROYALE 

le très humble, très obéissant 

et très fidèle serviteur…

« Si l’on convient que l’ordre formel, auquel se soumet le théâtre classique, n’est pas un phénomène particulier, mais bien un des aspects de tout un édifice esthétique et social qui répond au même ordre, il devient impossible de disjoindre la cérémonie verbale des tragédies de Racine et leur cérémonie gestuelle. Cela semble aussi dangereux que d’isoler un texte de son contexte. Dissocier le chant des alexandrins du cadre plastique inévitable, fait pour le contenir, sous prétexte de vérisme et de couleur locale (soucis bien étrangers à cette époque !), serait à la fois trahison et sottise.

« C’est pourtant au nom d’un Vérisme que, depuis la fin du XVIIIème siècle, les tragédiens s’efforcent d’être grecs ou romains, et de dire les vers de Racine… en prose – ou à peu près ! Sans comprendre que cette « vérité » qu’ils veulent ainsi introduire est le pire des mensonges, celui d’un simulacre ; et sans voir que leur réalisme est la négation même d’un art allusif – l’art de Racine comme celui de Mansard – un art ou tout est signifié et rien n’est jamais représenté. « Les arts de l’ancien temps, écrit Pierre-Jean Jouve, n’étaient-ils pas aptes à saisir l’esprit des choses, et non pas les choses brutes, comme le voudrait notre réalisme ? C’est par cette qualité d’éloignement et de maîtrise qu’ils méritent d’être nommés classiques. »

« Il est curieux d’observer que cette dégradation de la tragédie classique trouve son origine, en quelque sorte accidentelle, dans une mode assez éphémère. Dès le milieu du XVIIIème siècle, les fouilles d’Herculanum et de Pompéi avaient remis en honneur un goût de « romanité » qui devait gagner toute l’Europe et, pendant quelques décades, marquer de son empreinte tous les arts, de l’architecture à la typographie. Après Piranesi et Canova, Louis David et Ledoux, Riesner, Bodoni ou Didot, les tragédiens se laissèrent entraîner par le zèle de Talma. Brisant toute une tradition formelle, ils prétendirent humaniser les héros de Racine en les « romanisant » - ces héros qui, bien que nés de l’Antiquité, vivaient, il faut l’accorder, à Versailles plus qu’à Rome…

« Sans doute cette mode romaine eût-elle été moins meurtrière pour la tragédie classique si, dans le même temps, un mouvement infiniment plus profond n’avait pris son essor ; le Romantisme, trouvant bientôt une propulsion décisive dans l’immense remous qui suivit la Révolution française, devait bouleverser de fond en comble l’édifice classique. Il allait transformer totalement la vie ; ouvrant la voie au Vérisme puis au Réalisme, au Naturalisme et à leurs surenchères, le culte de la vérité brute devait fatalement porter une mortelle blessure à cet art allusif qui depuis tant de siècles éclairait le monde.

« Dès lors, les héros de Racine, déjà dépouillés de leur rayonnement mythique, se mirent à ressembler étrangement aux bourgeois de Louis-Philippe, costumés, il est vrai, en patriciens ou gladiateurs romains et, évoluant, non moins étrangement, dans le vestibule d’un établissement thermal.

« Le plus attristant est d’observer que cette dégradation de la tragédie classique fut accomplie et consacrée par de très grands tragédiens, ceux-là mêmes qui auraient dû lui faire opposition, puisqu’ils devaient ainsi entraîner à la ruine la tragédie tout entière et leur fonction même. C’est leur talent indiscutable qui fit que la rupture de toute une tradition produisit paradoxalement la Seule Tradition. Étrange substitution de vérités ; plus étrange encore sa persistance actuelle.

« Après l’effort des grands hommes de théâtre de ces dernières années pour dégager l’art dramatique de l’ornière réaliste, seule la tragédie, contre toute logique, semble restée enlisée : l’œuvre de leurs suivants sera-t-elle de restituer à la tragédie du XVIIème siècle ses vertus classiques essentielles, de faire tomber le préjugé de ridicule justement mérité par sa corruption et de lui rendre une place glorieuse qu’elle mérite, mais qu’elle risque de perdre à jamais ?

« Lorsque, en 1958, sur l’initiative de Jean Meyer (117), les Comédiens-Français me demandèrent de participer à cette tentative de restauration, nous ne nous sommes ni les uns ni les autres dissimulé l’immense difficulté d’une telle entreprise. Certes, nous ne saurions prétendre à réformer, en quelques mois de  travail, des habitudes aussi profondément consacrées par près de deux siècles d’enseignement et d’usage.

« Nous savons que c’est là une œuvre qui ne peut être que de patience et de très longue haleine, si elle veut respecter les règles qu’elle se propose de servir. Mais quelle que soit l’étendue de l’ouvrage, il faut bien le tenter – et le commencer. Le début nous semblait se placer dans la forme plastique qui doit contenir la forme verbale et par une sorte d’osmose l’influence peut-être. Si nous avons cru devoir nous limiter au décor unique, tel qu’on le concevait au siècle de Louis XIV, c’est que ce décor nous semblait porter dans son unité les plus nécessaires disciplines : exclure toute anecdote, toute couleur locale et tout pittoresque, incompatible avec la pudique et rigoureuse mesure de l’écriture classique ; obéir ensuite à l’impératif des Trois Unités que le vérisme d’hier dut forcément malmener ; affirmer enfin la neutralité du lieu dramatique, dont la détermination était si peu souhaitée à l’époque qu’on le désignait dans la langue théâtrale sous le nom générique de « Palais à volonté ». A la volonté de qui ? Du machiniste, du tragédien ou de l’imagination du spectateur ? Peu importe en vérité ; ce lieu unique, impersonnel et en quelque sorte abstrait ne pouvait avoir qu’une fonction : celle de contenir en un monde clos le conflit dramatique des passions et le chant qui le signifie, comme il n’avait aussi qu’un devoir : celui d’être reçu et oublié dans le temps d’un seul regard, tant doit être grande son évidence. Cette fonction et ce devoir étant admis, on ne voit plus pourquoi un tel espace indéterminé. En fait dans le théâtre classique ce « Palais à volonté » était toujours le même, et l’auteur n’en voulait changer, selon les cas, qu’un minime détail : un accessoire, un siège ou un flambeau. Suivant cet exemple, nous avons prévu que de très discrètes variantes qui s’inscrivent dans le décor fondamental sans en modifier la structure.

« C’est l’unité et la pudeur d’un décor signifiant et non représentant que nous nous sommes efforcés de respecter. Toutefois notre respect n’entraîne pas avec lui le dessein d’une reconstitution : celle-ci relèverait de  l’archéologie, non du théâtre. La restauration que nous souhaitons ne peut être que celle d’un certain esprit, d’une certaine vertu d’obéissance. Nous ne croyons pas que la « forme de cérémonie » puisse revivre dans le pastiche d’une ornementation de surface, qui ne conduirait qu’à un quelconque faubourg Saint-Antoine. La vie réelle de cette forme se trouve dans sa structure même, dans la secrète cadence de ses proportions géométriquement organisées dans le geste de l’écriture obéissant à une syntaxe plastique – celle de Mansard ou de Bérain – qui coïncide si exactement avec la syntaxe dramatique de Racine.

« Si par l’artifice d’une perspective uniquement linéaire, évitant toute « ronde-bosse », nous avons cru devoir souligner l’ambiguïté de deux espaces superposés, l’un réel et l’autre virtuel, et réduire ainsi l’espace scénique effectivement praticable, c’est dans le seul dessein de rendre plus sensible – dans un monde graphiquement signifié – la seule réalité plastique : celle de l’acteur. Ainsi s’affirme sa surproportion d’autant plus nécessaire lorsqu’il incarne un héros, voire un mythe.

« Le costume à l’époque de Racine, n’était qu’un costume de cour légèrement sublimé par quelques attributs d’une mythologie ajustée aux canons du XVIIème siècle. Il ne variait pas plus que le décor. Les mêmes règles d’unité et d’indétermination semblaient donc devoir le régir aussi. Il nous parut plus juste de constituer une sorte de « vestiaire » ou chaque costume est attribué non à un personnage particulier, mais à un type de personnage, type qu’il est aisé de retrouver régulièrement dans chacune des tragédies de Racine.

« Ces propos risquent sans doute de passer pour quelque pétition de principe, démarche pour laquelle nous ne ressentons pas un goût particulier ; nous savons trop qu’au théâtre ce ne sont pas les « intentions » qui franchissent la rampe, mais seulement les réussites, et qu’enfin le spectateur en décide. Plutôt que des solutions prématurées, nous voudrions qu’on ne trouvât ici qu’une équation posée et, dans ses termes mêmes, les excuses que nous pourrions avoir de ne pas la résoudre. Nous souhaitons surtout qu’on y lise notre espoir.

« Quel qu’en soit le destin, nous savons que cette restauration ne pourrait être la résurrection d’un phénomène dramatique à jamais révolu. Et nous serions fous de pré »tendre à représenter ces tragédies telles qu’elles le furent en leur temps. Il faudrait pour cela qu’acteurs et spectateurs crûssent d’abord au « droit divin », qu’ils fussent ensuite initiés aux rites qui réglaient le style de vie d’un honnête homme du XVIIème siècle et que, dans une audience réduite à deux cents personnes averties et singulièrement cultivées, la « place du prince » fût occupée… par le Prince. Nous savons bien qu’il est impossible de réunir aujourd’hui de telles conditions, et combien d’autres plus subtiles !

« Mais nous savons aussi que s’il n’est plus convenable de dire la messe comme la disaient, sans les catacombes, les premiers chrétiens, en y participant totalement, il est toutefois possible de la célébrer avec toute la pompe de son cérémonial liturgique ; et nous connaissons maints athées qui ne participent au sacrifice eucharistique et qui pourtant assistent à cette messe solennelle le cœur bouleversé. C’est à cet autre athée, celui qui ne croit plus au miracle sacré de la Tragédie, que notre effort est dédié. Si le cérémonial verbal et plastique que nous souhaitons restituer à l’œuvre de Racine parvient à faire sortir cet incrédule, qu’il soit acteur ou spectateur, de son impassible indifférence, et que de son émoi surgisse une curiosité neuve pour la cérémonie tragique, alors notre entreprise n’aura pas été tout à fait vaine.

« C’est à cela qu’aujourd’hui se borne notre espoir. »

En dépit de l’importance de son œuvre de peintre de théâtre, commencée, on l’a vu, en 1934, et achevé vingt-six ans plus tard, Cassandre trouvait encore, la poursuivant, le temps de parfaire son oeuvre de graphiste (118), de faire sa rentrée dans l’affiche (119) et de consacrer plusieurs années à la création typographique. Il entreprend en 1958 pour Olivetti la réalisation de plusieurs alphabets de machine à écrire, la Nuova Pica, un caractère de type Elzévir et l’admirable Graphika 8l dont il est permis de se demander si la filiation directe ne remonte pas à la capitale carolingienne, celle avec laquelle fut incisée par Alcuin d’York la belle pierre romaine de l’an 796. il participe avec les ingénieurs d’Ivrea à leur délicate mise au point et retrouve avec eux les satisfactions qu’apporte un ouvrage qui se situe aux frontières de l’art et de l’artisanat (120).

Dans le même temps, ayant trouvé en Sylvie Joubert l’assistante idéale, il apporte également sa collaboration à Pathé-Marconi pour qui il dessine de belles et rigoureuses compositions typographiques pour des pochettes de disques microsillons. C’est à partir de ce moment qu’il élabore un style de lettre où la main, affranchie des contraintes géométriques d’hier, se livre, dans l’aisance, au rythme à la fois noble et vif d’une écriture librement inspirée de la Capitale Romaine épigraphique, de celle dont les proportions s’exaltent réciproquement, dans la verticalité, l’inclinaison franche des obliques, l’ampleur des cercles dont le trait subtilement modulé oublie la sécheresse du compas pour évoquer la main inspirée qui les dessine, tandis que, accentuant discrètement ses éléments rectilignes, les empattements réduits évoquent le burin qui attaque la pierre (121). Ce style, c’est le dernier style typographique de Cassandre, celui aussi du logotype d’Yves Saint-Laurent. C’est de ce moment que date le beau texte qu’il dédie à Pierre-Jean Jouve :

« L’écriture est un des premiers GESTES de l’homme. La science contemporaine admet que l’écriture a peut-être précédé le langage articulé ? Les idéogrammes de l’homme primitif auraient d’abord été des représentations de gestes, et non de pensées. 

« Parallèlement au développement du langage articulé l’écriture est devenue peu à peu représentation de concepts, puis de mots, puis simplement de sons. Mais à aucun moment elle n’a rompu sa relation avec le geste qui la traçait.

« Dangereuse erreur : réduire la lettre à une simple architecture graphique. C’est lui retirer ce qui fait sa vie même : le mouvement. Sans doute, dans la pureté que l’imprimerie lui a permis d’atteindre, elle se soumet à certaines lois élémentaires qui régissent la Forme et la Proportion, mais elle reste statique ; or elle est une architecture en mouvement.

« En fait, chaque lettre est un élément de rythme, elle le communique au mot, à la phrase, à la ligne toute entière, enfin à la page.

« C’est par ce rythme et ce mouvement issus d’un geste (manuel ou mécanique, de gauche à droite pour nous) que l’écriture pourra s’identifier, se confondre, si ce geste est juste, avec le mouvement même de la pensée (qui elle non plus n’est pas statique).

« L’invention de l’imprimerie apportait avec elle le danger d’une grande confusion.

« En effet la lettre écrite d’un geste rapide et naturel allait devenir un signe lentement et patiemment gravé dans le dur acier d’un poinçon, tout comme l’était celle gravée dans la pierre par les Romains. La tentation était grande d’imiter leurs admirables inscriptions monumentales et de donner à la page l’ordre et la rigueur d’une architecture. Piège dangereux qui risquait de faire perdre à la ligne son mouvement essentiel.

« Il faut admirer sans réserve les premiers imprimeurs d’avoir su l’éviter (avec quel art !) et d’avoir toujours distingué, comme les Romains eux-mêmes, l’écriture monumentale de l’écriture « de librairie » (cursive).

« C’est cette raison qui nous fait préférer aujourd’hui encore, malgré leur archaïsme, tous les caractères de style elzévirien. Ils ont su conserver en eux le mouvement et le rythme des magnifiques cursives romaines et médiévales.

« C’est seulement à la fin du XVIIIème siècle que, subissant l’influence de la mode « romaine » de Piranèse, l’écriture tombera dans le piège et que son dessin deviendra monumental et statique (Bodoni, Didot). Il semble que cette « immobilité » imposée alors seulement par un mode, mais si préjudiciable à l’élan même du verbe (bien qu’elle soit encore le signe d’une FORME, d’une attitude humaine), soit comme un symptôme d’une paralysie générale et peut-être mortelle…

« Car, hélas ! Il faut bien en convenir : l’homme qui depuis plus d’un siècle n’a cessé de perfectionner ses moyens de transmission, qui possède chez lui un stylographe, une machine à écrire, une radio, un appareil de télévision, un téléphone et, à sa porte, des monotypes, des linotypes, des lumitypes, n’a plus pour donner une FORME à sa pensée que des signes archaïques et périmés, l’homme d’aujourd’hui n’a plus d’écriture… cette écriture qui pourtant depuis des millénaires fut toujours le témoin formel le plus fidèle et le plus émouvant de sa personne (mais cette personne est-elle en train de devenir liquide, fluide, aérodynamique ou vulgaire suppositoire ?).

« La coupure arbitraire de la ligne à son extrémité de droite (comme celle d’un saucisson), pour la faire rentrer dans la justification (ainsi nommée sans doute parce qu’elle n’est jamais justifiée…), son blanchiment, non moins arbitraire, qui brise sa couleur et son rythme, pour la faire rejoindre la même justification, les rejets fantaisistes et autres performances de nos typographes-quincailliers, ne sont que la conséquence de cette confusion du monumental et du cursif.

« Les manuscrits du Moyen-Age, ceux des Romains et… les vôtres ne comportent aucune de ces brisures. Plus je regarde les vôtres plus j’ai le sentiment que le verbe, tracé comme dans l’espace, plus que sur le papier, s’élance au-delà de la ligne vers ‘les frontières de l’illimité et de l’avenir », dans un mouvement ordonné sans doute mais libre. En somme beaucoup d’analogie avec cet espace-mouvement que vous avez décelé dans Mozart. »

Un mince dossier fut retrouvé, parmi d’autres, dans les archives de mon père, contenant quelques recettes pour la composition de la peinture à l’œuf. C’est à New-York que Chirico fut le premier à lui parler de ce procédé. Alors confronté aux problèmes de l’huile, de ses lourdeurs, quand la toile, à force de recherches et de repentirs n’en peut plus de « fatigue », Cassandre était à la recherche d’une pâte qui eut la densité de la gouache qu’il maîtrisait parfaitement, sans en avoir la pauvreté, mais aussi la richesse de matière de l’huile sans en avoir les dits inconvénients.

C’est avec la peinture à l’œuf qu’après bien des expériences (122) il réalise entre 1950 et 1963 ce que, je crois, il considérait comme ses meilleures toiles.

Ce fut d’abord en 1950 LE BALADIN, peint dans l’enthousiasme, en quelques jours, pour illustrer son exposition rétrospective au Musée des Arts Décoratifs. Sur le thème de la victoire de la Lumière sur les Ténèbres, traité une fois encore mais ici inspiré par la fiction théâtrale, l’allégorie se situe dans un climat poétique où joue l’ambiguïté des rapports de l’illusion scénique à la présence affirmée de l’objet, conférant ainsi à la toile une vertu équivoque de dépaysement, jusqu’à l’identification du masque au croissant lunaire (123). Puis c’est, en 1959 et 1960, une suite de quatre tableaux de fleurs, issus de sa réflexion du moment sur la nécessité d’une peinture seulement dite « décorative », mais dont la poésie n’est pas absente :

« Il y a une grande différence entre l’affirmation d’un art d’exception et la présence pudique, chaleureuse et presque invisible (comme celle d’un être tendre) d’un art familier accordé à la vie quotidienne de l’homme. Le premier est toujours signification d’une grande passion – espoir ou désespoir. Le second ne saurait être que le rappel discret d’un espoir, comme très justement Goethe le définit. (Ma constante ambition). » (124).

En 1962, c’est LA FRONTIERE, qui, empruntant au décor de théâtre un vocabulaire architectural proche de celui de WEG ZUM LICHT, devait prendre pour lui une dimension lyrique dans lequel son trouble devant la mort était impliqué (125).

Il reprend enfin, la même année, son décor pour DRAMMA PER MUSICA, en développe les aspects architectoniques, y situe les attributs de la création dramatique et conçoit une nouvelle draperie qui donne à l’ensemble beaucoup plus de style.

Au printemps de 1963, il liquide son atelier parisien (126), pour séjourner dans le Bugey, non loin de son ami François Michel qui lui apporte son amicale sollicitude et le privilège de sa bondissante intelligence et de sa culture profonde. Ayant songé un moment à créer en Suisse un institut d’art international, il vit dans ce paysage qu’il aime passionnément deux années, il renonce à faire construire la maison dont, tout ce temps, il a dessiné les plans, et regagne Paris au printemps de 1965.

C’est là qu’entouré de la chaleureuse affection de quelques amis fidèles et dévoués (127), il prépare ses expositions rétrospectives à la galerie Motte de Genève (1966), à la galerie Janine Hao (1966) et à la Rijksakademie Van Beeldende Kunsten d’Amsterdam (1967).

Durant ces dernières années il se consacre aussi à la création de son ultime alphabet, le « CASSANDRE3. Singulière incohérence de la vie, qui n’attribue qu’à titre posthume à un caractère d’imprimerie le nom de celui qui fut, de la typographie de son temps, le serviteur le plus inventif (128).

Seules quelques notes éparses permettent d’en introduire les principes de base :

« L’empâtement a deux fonctions :

« 1°/ défense des extrémités du jambage,

« 2°/ trait de liaison et affirmation de la ligne horizontale.

« Le Maigre = minimum ½ du Gras. Essayer 3/5.

« Donner si possible une forme au Gras, qui ne soit pas un simple bâton, mais un trait nuancé comme dans les courbes.

« Rompre la monotonie du parallélisme vertical en inclinant légèrement certaines d’entre-elles ?

« L’affirmation de la ligne (inférieure surtout) était une nécessité matérielle dans l’écriture manuelle. Elle ne l’est plus dans l’écriture et la composition mécanique. Celle-ci devrait logiquement être construite sur un axe horizontal et non entre deux lignes horizontales… »

« La première particularité de ce caractère est d’avoir été conçu avant tout pour la composition mécanique ou photo-électrique. La conséquence de cette destination nous a logiquement conduit à ne plus tenir compte de la ligne inférieure elle-même imposée par l’interligne d’un caractère mobile.

« Ces interlignes et leur rigueur métallique n’existant plus dans la composition photo-électrique, (pas plus qu’ils n’existent dans une machine à écrire) nous avons préféré construire le dessin de cet alphabet sur un axe horizontal unique – que la lettre fût minuscule, capitale ou grande initiale – obéissant en cela à l’une des lois premières de l’architecture.

« Ainsi ces caractères sont-ils moins une forme nouvelle du dessin de la lettre qu’une nouvelle conception de l’écriture imprimée avec toutes les conséquences que cette écriture entraîne.

« En l’absence d’un rituel gestuel dans la société d’aujourd’hui sur lequel nous aurions pu, comme par le passé, nous appuyer, il nous a semblé nécessaire, effaçant notre propre personne, de rechercher un guide formel dans les formes les plus neuves et les plus usuelles de l’architecture d’aujourd’hui, ainsi que dans le mécanisme qui régit la biologie animale et végétale – cette sorte de « rituel de la nature » restant aujourd’hui la seule « cérémonie » unanimement et nécessairement respectée.

« Il semble évident que les deux formes nouvellement apparues et utilisées dans l’architecture contemporaine, sont le trapèze et l’ellipse, toutes deux issues de nécessités fonctionnelles ; l’ellipse se substituant au plein-ceintre, le trapèze au rectangle. Ce sont ces deux formes, antérieurement inusitées, qui lui donne son caractère unanime et son actualité. C’est sur elles que nous avons cru devoir nous appuyer.

« D’autre part toute la Nature semble obéir à une géométrie basée sur le polygone et non sur le carré ou le rectangle. A ce plan initial et sans jamais s’en écarter, la Nature a superposé une forme palpitante, mouvante, niant apparemment cette structure tout en lui obéissant – l’affirmant en la cachant. Être vu sans se faire voir, règle la plus noble de tout art depuis des millénaires.

« Dans les caractères traditionnels, les pleins et les déliés, gras et maigres, se trouvent placés là où le geste du scribe guidant le calame ou la plume les faisaient naître automatiquement et très arbitrairement en fonction de l’aisance de ce geste. Ainsi la place du gras dans la lettre ne tenait nullement compte de la forme fondamentale du signe, forme qui le distinguait des autres.

Aujourd’hui le graveur de caractère n’emploie plus ni calame ni plume. Il nous paraît donc logique de replacer les gras là où ils peuvent accuser la forme typique de la lettre, obéissant ainsi à une loi fonctionnelle. Plutôt que des gras et des maigres nettement opposés (comme dans le Bodoni ou dans le Didot), nous avons préféré une modulation nuancée, comme celle pratiquée naguère dans les lettres curvilignes (l’O, le C, le D, l’S etc…) »

Caractère non édité, il est impossible de préciser la date exacte de l’achèvement du CASSANDRE, ni celle de son adaptation épigraphique, le « METOP » (129. elle se situe dans les trois dernières années, consacrées aussi à une peinture qui se révèle plus que jamais « avare ».

Le 17 juin 1967, Cassandre tente de se tuer.

Un an après jour pour jour, il réussit à passer « la grande frontière ». Sur son bureau, une lettre d’un grand fondeur d’Outre-Rhin, lui indiquant qu’en raison de ses aspects subversifs, il renonce à éditer son nouveau caractère !

Sévère logique d’un geste rationnellement décidé de longue date (130), ainsi fut soufflé la flamme de la Ferveur (131).

Nerveusement épuisé par son constant combat, ne parvenant chaque jour qu’à de brefs instants d’activité créatrice, refusant le dérisoire déclin de l’âge (132), que pouvait attendre de la vie celui qui, dans le rayonnement de son ardeur, l’avait naguère tant aimée, si généreusement saluée de sa bonne humeur, de son esprit, de son rire et… de ses sarcasmes fracassants ? Qui pensait alors que derrière eux se cachaient pudiquement ses douloureuses incertitudes ?

« J’ai toute ma vie été sollicité par deux dispositions innées : un besoin de perfection formelle qui m’imposait une œuvre d’artisan conscient de ses devoirs comme de ses limites, et une soif ardente de lyrisme désireux de se libérer – Impulsions contradictoires et difficilement conciliables de nos jours.

« Car l’œuvre lyrique d’un homme d’aujourd’hui, conscient de son destin tragique, contient nécessairement sa blessure, son angoisse, son désespoir. Alors qu’un ouvrage d’artisan, signifiant par essence la joie de son accomplissement, ne saurait contenir qu’une certitude de vie et de pérennité, une affirmation d’optimisme sans la moindre ambiguïté .

« Mais comment parvenir à cette sérénité souriante quand on a le cœur bouleversé ?

« Une instinctive pudeur, peut-être aussi le sentiment d’un narcissisme trop complaisant, presque coupable, m’ont toujours interdit un lyrisme fondé sur mon désespoir – Et c’était le seul qui aujourd’hui me semblait honnêtement possible (133). »

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Henri Mouron, AM.CASANDRE, 1984.

 

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NOTES DE L'AUTEUR

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