A.M.CASSANDRE PAR HENRI MOURON Schirmer Mosel Production
CHAPITRE 1 : D’UNE NOUVELLE ESTHÉTIQUE DE L’AFFICHE
« Un grand homme n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible, disons mieux, devenir banal… et, chose admirable, c’est ainsi qu’il devient le plus personnel. »
André Gide.
Adolphe Mouron, dit A.M. Cassandre, est né en Ukraine le 24 janvier 1901.
Issu d’une famille bourgeoise du Bordelais, son père Georges, rompant avec la tradition selon laquelle les fils entraient dans l’Administration, la Magistrature ou l’Armée, choisit de faire carrière dans les affaires. A dix-huit ans, il décide de quitter Libourne, sa ville natale, pour s’expatrier en Russie où un oncle maternel a ouvert à Kharkov un comptoir d’importation de vins français, dans lequel il offre à son neveu de la seconder. Georges Mouron se révèlera excellent commerçant et, à la mort de son oncle, héritera de l’affaire dont il fera un établissement fort prospère, capable d’assurer à la famille qu’il a fondé une existence plus qu’aisée.
De son mariage avec Eléonore Poque qui est elle-même la fille d’un émigré français et d’une mère balte, et dont la jeunesse a eu pour cadre la bourgeoisie dorée de la Russie de Nicolas II, naquirent cinq enfants dont le jeune Dola est le cadet (1). Dès son adolescence, celui-ci connaîtra, comme ses frères et ses sœurs, une existence voyageuse, partagée entre Paris, où son père resté très attaché à la culture française lui fait faire de solides études classiques, et la grande maison familiale de Kharkov où il passe des vacances prolongées.
Mobilisé dans l’armée française, son frère aîné Henri tombe au front dans les premières semaines de la guerre de 1914 , qui interrompt le cours de ces longs voyages à travers l’Europe si instructifs pour le jeune Dola. L’année suivante, la famille doit se fixer à paris et seul Georges Mouron fait encore quelques séjours en Russie pour tenter de préserver l’avenir de l’affaire Kharkov. Mais la révolution de 1917 ruine brutalement cet espoir et il doit finalement si fixer lui-même à Paris. Pour le jeune Dola, comme pour les autres membres de la famille, la révolution bolchévique marque dramatiquement la rupture définitive avec cette terre ukrainienne dont il conservera toute sa vie une tendre nostalgie parée des souvenirs de l’adolescence.
Après l’armistice, Dola Mouron vient de terminer de brillantes études au lycée Condorcet (2). Il a décidé de consacrer sa vie à la peinture. Il commence alors à travailler chez Lucien Simon, puis fréquente les ateliers libres de Montparnasse, l’académie Julian et la Grande Chaumière, qui conviennent mieux à son tempérament batailleur que la vénérable Ecole des Beaux Arts, dont il ne lui fallu qu’une heure passée dans l’atelier Cormon pour mesurer l’académisme poussiéreux.
Mais, très vite, l’année suivante, il commence à s’intéresser à l’affiche. Sans doute, était-il alors à la recherche d’un expédient susceptible de lui permettre de poursuivre librement son expérience picturale ?
Dans une introduction au premier interview de Cassandre, publié dans le numéro de Décembre 1926 de la revue de l’union de l’Affiche Française, Pierre Andrin nous donne quelques indications sur sa démarche initiale dans la publicité : « Dès 1919, alors qu’il n’a pas encore quitté le tabouret de Julian, Cassandre fait ses débuts d’affichiste à l’occasion d’un concours ouvert par Michelin. Simple salut aux maîtres en vogue, sa variation sur le thème de Bibendum lui vaut d’être classé troisième (3) ».
« L’indication de ce premier succès ne sera pas perdue. Bien que son père soit tout disposé à soutenir, durant dix années et plus au besoin (4), son labeur désintéressé d ‘artiste, Cassandre, qui exècre la Bohème où tant de beaux talents ont fait naufrage (sic), décide de demander à l’affiche son indépendance matérielle en attendant le jour où, mûri par son travail et la méditation, il sera peut-être à même d’accéder au plan supérieure de la peinture proprement dite. Cette noble ambition justifie la rigueur hermétique du pseudonyme sous lequel l’affichiste entend réserver les possibilités d’un peintre dont il n’a pas encore sonné l’heure (5). « Ses premières « erreurs », il les confesse à l’éditeur Hachard. Par une intuition magistrale, le chef de la jeune firme qui, en moins de sept années, distança beaucoup de ses vénérables aînées, pressentit les moyens extraordinaires de l’obscur débutant et formula ce diagnostic que devait bientôt confirmer le succès : « ce que vous faites est invendable, mais c’est prodigieusement publicitaire ».
« Et voici qu’après bien des tentatives dans le domaine des réalisations commerciales, une première page commerciale est inscrite à l’intention des PATES GARRES, page dont l’intérêt est surtout chronologique puisqu’elle marque le début des créations A.M. Cassandre éditées pas Hachard, lié par un contrat d’exclusivité (6). »
« A cette affiche alimentaire succède une affiche sportive : le génie ailé des meetings d’aviation de l’AEROCLUB DE BOURGOGNE »
« Après ces deux coups frappés discrètement et comme dans la coulisse, c’est en 1923 le retentissante première du BUCHERON, puis, suivant l’ordre de leur parution : ONOTO, LE NOUVELLISTE, TURMAC, LE KID, PIVOLO, GRAND SPORT, FLORENT, L’INTRANSIGEANT, LA CROIX VERTE et enfin, en octobre 1926, la variante bleue et noire du BUCHERON. »
Si toutes les premières expériences de l’affichiste de Cassandre s’expliquent bien par la volonté d’assurer son indépendance financière, c’est évidemment ailleurs qu’il faut cherche les motifs de son véritable et précoce engagement dans un genre somme toute assez éloigné de son orientation initiale. Nul doute que, dès la réussite du BUCHERON, il se prit au jeu de l’affiche, sinon à celui du succès qu’elle lui apportait. Nul doute, non plus, qu’il commençait alors à croire sérieusement que celle-ci constituait pour un jeune peintre une forme d’action capable de se substituer avantageusement à la forme traditionnelle. Ce qu’il écrivit sur son métier, au cours de sa période publicitaire, nous persuade qu’il était alors convaincu que l’art de l’affiche plonge ses racines dans la vie moderne de façon autrement plus authentique que la peinture de chevalet, qu’elle offre donc au peintre le moyen inespéré de retrouver le contact perdu avec un large public. Et il est évident que l’exceptionnelle réussite qu’il connut prend sa source dans la profondeur de son engagement.
C’est dans le même ordre d’idées que son ami le sculpteur Raymond Mason écrira en 1966 (7) :
« Le geste initial de Cassandre était le bon. Il est descendu dans la rue… »
« Regardez ces œuvres vieilles de trente-cinq ans ! Pourquoi cet éclat, pourquoi cette fraîcheur ? pourquoi nous remplissent-elles de bonheur ? A ne pas douter, parce qu’elles étaient faites pour la grande lumière du jour, parce qu’elles se situaient dans la vie, dans la joie de la rue. Là où elles parlaient aux gens… »
Cet engagement qui dut se décider entre 1919 et 1923, fut vraisemblablement l’aboutissement d’une réflexion d’ordre à la fois esthétique et moral qu’il convient de rapprocher des grands mouvements d’idées qui agitaient la pensée artistique de l’Europe d’alors.
Aujourd’hui, nous avons en effet accepté, il est vrai non sans difficulté, que l’âge d’or où existait un vrai dialogue entre l’artiste et le public est à jamais révolu. Il nous apparaît tout aussi clairement que la conception contemporaine de l’œuvre d’art devenue « objet d’art », pour ne pas dire commerce, voire de spéculation financière, ne constitue pour l’artiste qu’un piètre palliatif à ce divorce. Tout juste pouvons-nous concéder que cette conception accorde la survie à ceux qui ont accepté de jouer le jeu du marché de l’art.
Mais l’acceptation de cette rupture ne se fit pas sans mal et l’on assista au début du siècle, chez certains, à une véritable révolte contre un phénomène sociologique dont il commençait à mesurer l’étendue.
Dans ses Théories, publiées en 1910, Maurice Denis s’exprime en ces termes sur la question :
« Les productions de l’art moderne ne dépassent guère un petit cercle d’initiés. Ce sont de petites coteries qui en jouissent. Chaque espèce de sensibilité, chaque artiste, si incomplet soit-il, possède une catégorie d’admirateurs, son public. Or l’œuvre d’art doit atteindre et remuer tous les hommes. Soit parce qu’ils expriment et résument toute une civilisation, soit parce qu’ils provoquent une culture nouvelle, les chefs-d’œuvre classiques ont un caractère d’universalité, d’absolu. L’ordre de l’univers, l’Ordre divin que l’intelligence humaine manifeste en eux apparaît le même à travers la variété des formes individuelles. Ces formules ne deviennent classiques qu’autant qu’elles expriment cet ordre avec plus d’éloquence et de clarté ».
Il y avait dans la bibliothèque de mon père un exemplaire de ces Théories. Il n’aimait pas la peinture de Maurice Denis mais appréciaient ses idées sur l’art et les annotations qui figurent en regard de ce beau texte témoignent de son approbation.
Mais c’est surtout en Allemagne que devait naître, de façon plus constructive, une véritable réflexion communautaire qui, tournant le dos aux conceptions élitaires d’un « art pour la bourgeoisie » affrontait le problème des relations nécessaires entre production industrielle ou artisanale et création artistique. En 1913, Walter Gropius prenait déjà publiquement position sur les problèmes relatifs à la forme à donner au produit industriel, après avoir créé deux ans avant pour une usine le premier prototype d’une architecture où la logique du plan et la rationalité des structures proclamaient la primauté de la fonction sur l’arbitraire esthétique et sa seule aptitude à conférer à conférer à l’édifice son authentique beauté.
A la fin de la première guerre mondiale, Gropius ne nourrissait plus guère d’illusions sur la possibilité d’associer, dans l’immédiat, les industriels à son effort, et son beau texte publié en manière de manifeste en 1919 est un appel vibrant aux jeunes artistes de l’après-guerre :
« Architectes, Sculpteurs, Peintres, nous devons tous retrouver la notion de notre métier artisanal : il n’y a pas d’art en tant que profession… formons donc ensemble une nouvelle corporation d’artisans, dégagée de cette distinction présomptueuse entre classes sociales, qui visait à dresser une muraille d’orgueil entre artisans et artistes ! A nous de vouloir, de concevoir, de créer ensemble l’édifice de l’avenir qui sera Tout en une seule forme, dans son nouvel aspect, l’architecture, le sculpture et la peinture… »
Ce qui était important dans le projet de Gropius c’est que son objectif principal était d’arracher l’artiste à sa tour d’ivoire, pour, en quelque sorte, le faire descendre dans la rue. Il devait ainsi, dès le début des années vingt, attirer à Weimar dans le cadre de son académie du Bauhaus des créateurs de toutes disciplines et de toutes nationalités : architectes, sculpteurs, peintres mais aussi artisans de tous métiers, dont la mission était de former dans une relation confraternelle les plasticiens qui devaient dans le futur réaliser ce que Gropius voyait comme un projet global d’architecture.
Bien entendu, les créations graphiques n’étaient pas absentes des programmes d’études du Bauhaus et les remarquables travaux typographiques qui y furent menés, entre autre, par Oskar Schlemmer, Lyonel Feininger, Herbert Bayer et les Constructivistes Moholy-Nagy et Lissitzky témoignent, dans leur sévérité parfois un peu excessive, de la volonté de ces artisans de considérer l’écriture comme une œuvre d’art. C’est à ces graphistes que l’on doit le retour à la simplicité et à la noblesse des inscriptions monumentales de l’Antiquité et le dessin du caractère « Universal » par Herbert Bayer, de même que celui du « Futura » fait apparaître à quel point ils jugeaient primordiales la lisibilité et la clarté du dessin de la lettre et combien ils se désintéressaient de ses aspects proprement décoratifs (8).
La lecture du premier texte de Cassandre, paru en 1926 dans la revue déjà citée, permet de mesurer à quel point sa réflexion était alors apparentée à celle des hommes du Bauhaus.
Comme on le verra en effet, qu’il ait suivi de près ou de loin les travaux du groupe, cette communauté de pensée se discerne dès les premières lignes, dans la définition même qu’il donne de l’affiche : une œuvre picturale destinée à la foule et donc nécessairement dépourvue de ce lyrisme individuel qui est devenu le domaine propre de la peinture de chevalet dont l’audience ne peut être que confidentielle. La condamnation d’un « art pour la bourgeoisie » est ici implicite. Et sans doute est-ce là le point capital car il conditionne toute la démarche créatrice de Cassandre à cette époque. Conséquence de cette attitude fondamentale, les similitudes foisonnent : -refus de tout ce qui, en peinture, est individuel et particulier à l’artiste – recours aux moyens illimités de l’industrie pour la reproduction de l’œuvre – référence à l’artisanat, dépositaire d’une tradition d’effacement seule capable d’inspirer au créateur l’humilité nécessaire à l’accomplissement d’un art populaire – référence surtout, tellement insistante, à l’architecture, cadre suprême de l’œuvre plastique qui impose ses règles de composition, du tracé géométrique à la modulation rythmique – retour à la source Antique d’une authentique écriture épigraphique, la seule à pouvoir figurer dans la peinture monumentale, par son architecture et sa clarté. Mais il y a, dans ce texte de Cassandre, quelque chose d’autrement plus émouvant que le simple exposé d’une doctrine esthétique : c’est une profession de foi, de cette foi neuve dont on parlait tant à Weimar.
« Et d’abord quelques remarques d’ordre esthétique ».
« De plus en plus la peinture évolue vers le lyrisme individuel, vers une œuvre purement poétique et non picturale au sens classique du terme.
« Tout au contraire, l’affiche tend vers un art collectif et pratique, s’efforce d’éliminer toutes les particularités propres à l’artiste, tous ses tics, toutes les marques de sa « pattes ».
« L’affiche n’est pas, ne doit pas être, comme le tableau, une œuvre que sa « manière » différencie à première vue, un exemplaire unique destiné à satisfaire l’amour ombrageux d’un sel amateur plus ou moins éclairé ; elle doit être un objet de série reproduit à des milliers d’exemplaires, tel un stylo ou une automobile, et destiné tout comme eux à rendre certains services d’ordre matériel, à remplir une fonction commerciale.
« De fréquents malentendus éclatent à ce propos entre l’affichiste et le client tenté de jouer au Mécène, d’imprimer à son placard je ne sais quel cachet poétique qui lui vaudra, sinon des commandes, du moins les flagorneries de son entourage.
« Même en peinture, un tel calcul est faux. Car celui qui commence par s’affirmer à lui-même : « je vais faire du grand art », celui-là finit par un petit « navet ».
« La création d’une affiche pose un problème technique et commerciale où la sensibilité particulière n’a aucune part. Il s’agit de s’adresser à la masse dans un langage accessible au vulgaire et comparable à celui de nos imagiers du Moyen-Age, des potiers grecs, des fresquistes égyptiens ; il s’agit de raconter une histoire à la foule. C’est en ce sens que l’affiche moderne tend à remplacer les arts mineurs, les arts collectifs, les arts anonymes que virent fleurir l’Antiquité et le Moyen-Age.
« Parallèlement à la réforme dans le domaine moral, c’est la Renaissance qui, dans le domaine esthétique, a provoqué l’explosion soudaine de l’individualisme et a rompu ces habitudes chrétiennes de docilité et d’humilité sans quoi il est impossible de comprendre l’effacement volontaire des maçons, des imagiers et des verriers de nos cathédrales.
« Aussi, en tant que réaction contre l’individualisme, le cubisme m’apparaît comme le fait capital de ces vingt dernières années.
« L’idée maîtresse du cubisme, son idée noble et féconde, consiste à ramener la peinture à un art plus général, à rendre en quelque sorte l’absolu de l’objet.
« On a défini l’impressionnisme d’avant 1900 : « La Nature vue à travers un tempérament », c’est la nature fragmentaire et déformée par l’indice de réfraction individuel.
« Aux antipodes, le cubisme, par son effort de construction géométrique et sa logique impitoyable, fait prévaloir l’éternel au-dessus des contingences et l’impersonnel au-delà des complexités particulières.
« Ce qui force l’estime pour le cubisme, ce ne sont pas les formes qu’il a matérialisées, ce sont des tendances supérieures, c’est son esprit qui lutte contre les déformations et les variations propres à l’œil humain. Au lieu d’une vulgaire plaque photographique, il nous donne, enfermée dans un cadre, toute l’immensité d’un univers dont il nous rend perceptible la suprême harmonie.
« Il est bien certain qu’en 1900 les peintres ne composaient pas, alors qu’en 1926 , après l’avènement du cubisme, un même souci et, parfois, une science parfaite de la composition s’affirme dans les plus humbles toiles (9). La moindre création d’un Dunoyer de Segonzac, par exemple, se reconnaît à cette cadence secrète.
« Certains ont qualifié mes affiches de cubistes. Elles le sont en ce sens que ma méthode est essentiellement géométrique et monumentale. L’architecture, l’art que je préfère à tous le autres (10), m’inspira l’horreur des particularités déformantes et l’amour des vastes surfaces qu’une nudité impersonnelle prédestines à la grande fresque publicitaire.
« Toujours plus sensible à la forme qu’à la couleur, à l’ordonnance des choses qu’à leur détail et, pour reprendre la pensée pascalienne, à l’esprit de géométrie qu’à l’esprit de finesse, je me trouverais, au titre de la peinture, en état d’infériorité (11). Mais en tant qu’affichiste, cette prédisposition me met singulièrement à l’aise.
« Car, vouée à la rue, l’affiche doit s’incorporer aux masses architecturales, meubler des façades de plus en plus étendues, animer non seulement quelques palissades et quelques maisons mais d’énormes cubes de pierres, voire des quartiers immenses.
« Nos moyens actuels ne correspondent nullement aux nécessités nouvelles et le papier lithographié, matière livresque et non murale, n’est plus à l’envergure de telles perspectives. En 1926, le 80 x 120 n’est plus qu’une carte de visite et nous ne faisions plus que prolonger vainement Daumier avec de simples estampes agrandies.
« Il nous faudrait à présent des procédés moins étriqués, qui ne nous maintiendrait pas captifs entre les mêmes étroites ornières. Déjà appliquée avec succès à la carrosserie automobile, la peinture pulvérisée fournira peut-être la solution à cet inquiétant problème (12).
« Car la peinture sur toile exécutée à la main réserve bien des mécomptes. Ce qui manque essentiellement ce sont des équipes d’auxiliaires homogènes et bien entraînées, comme en utilisaient le maîtres du Moyen-Age (13). L’heure n’est guère plus propice, hélas ! à la création ou plutôt à la résurrection d’un artisanat dont le XIII ème siècle nous offre l’archétype. Les chefs-d’œuvre collectifs et anonymes de cette époque miraculeuse supposent une soumission, une conscience et une ardeur que seule la foi peut engendrer au cœur des hommes. Or nos praticiens de 1926 sont, pour la plupart, des ratés de l’Ecole des beaux Arts, incapables et aigris qui se font « la patte » sur les fossettes du BB Dum Dum (14).
« Faute de subalternes experts et convaincus qui matérialiseraient la pensée de l’artiste et lui laisseraient le soin de mettre, ici et là, quelques touches suprêmes, la grande peinture publicitaire ne saurait actuellement se développer chez nous (15). En lithographie même, la plupart de nos traducteurs nous trahissent. Pour parer aux déperditions et aux altérations immanquables, il nous faudrait travailler nous-même sur la pierre. Mais quel dieu nous fera ces loisirs ?
« Fidèle à ma méthode géométrique ou, plus exactement, architecturale, je m’efforce du moins d’assurer à mes affiches un « plancher des vaches » indéformable. C’est sur ce plancher que travaille mon dessinateur. Je lui interdit la mise au carreau. Je lui donne un module qui se répète et rythme la composition toute entière. C’est en quelque sorte la clef du système. Mon collaborateur n’est qu’un docile exécutant. Je ne lui abandonne, bien entendu, ni le choix, ni la figuration, ni la mise en place de la lettre.
« Trop longtemps méconnue ou sous-estimée de nos prédécesseurs, la lettre joue en effet, dans l’affiche, un rôle capital. C’est la grande vedette de la scène murale puisqu’elle, et nulle autre, est chargée de dire au public la formule magique qui fait vendre.
« il importe que l’affichiste commence toujours par le texte et le campe, autant que faire se peut, au centre de sa composition. C’est autour du texte que doit tourner le dessin et non inversement.
« Certains affichistes, esclaves de certaines nécessités commerciales, se sont trouvés dans l’obligation de fabriquer en série et à l’avance des maquettes omnibus, non pour un client déterminé mais pour un produit quelconque ; de travailler « in specie », non « in genere », c’est-à-dire en l’air, et de réserver systématiquement dans leur passe-partout un vide destiné à recevoir une légende.
« Mon affiche des meetings d’aviation n’échappe pas à ce reproche. Il est vrai que ce soit la seule signée de mon nom dont le titre ne soit qu’un remplissage. Depuis cette erreur de circonstance, j’ai toujours employé le procédé diamétralement opposé, procédé à la fois plus plastique et plus sincère (16).
« Car l’affiche n’est pas un tableau. C’est avant toute chose un mot. C’est le mot qui commande, qui conditionne et anime toute la scène publicitaire. Ce mot autour duquel tous les éléments graphiques s’ordonnent, ce mot a seul le pouvoir de donner à l’affiche son unité et sa signification.
« Autrefois, on campait la lettre après coup, au petit bonheur, soit en surcharge, diagonalement ou transversalement, soit dans quelque propice encoignure. Il n’en va plus ainsi. La primauté de la lettre s’affirme chaque jour davantage et je me flatte d’y avoir contribué selon mes forces.
« Quant au choix du caractère, mes convictions n’ont jamais varié. Je n’ignore pas que la science expérimentale vient de conclure contre les capitales en faveur des « bas de casse », plus lisibles quel es premières (17). Mais je reste indéfectiblement attaché aux majuscules. Selon moi, la minuscule n’est qu’une déformation manuelle de la lettre monumentale, une abréviation, une altération cursive imputable aux copistes.
« Ma conception architecturale de l’affiche devait nécessairement orienter mes préférences, non vers une parodie de l’inscription, mais vers un produit de l’équerre et du compas, vers la lettre primitive, la lettre lapidaire, celle des Phéniciens et des Romains, la vraie, la seule substantiellement monumentale.
« C’est le texte, c’est la lettre qui, chez moi, met en branle le mécanisme de la création mentale, qui provoque l’association d’idées génératrice des formes plastiques. Pour PIVOLO, par exemple, mon affiche préférée avec celle de l’INTRANSIGEANT, parce que les clients les ont acceptées d’emblée, telles que je les avais conçues et réalisées, sans aucune discussion, sans aucun repentir, pour PIVOLO donc, c’est le conseil du célèbre pilote instructeur : « Et puis vole haut ! », popularisé dans toutes les écoles d’aviation et déformé en « Pivolo », dont j’ai tiré, par voie de calembour (pie vole haut) l’oiseau noir et blanc que j’ai schématisé afin de symboliser le nouvel apéritif. Un engrenage verbal m’a entraîné jusqu’à la formule, à la fois esthétique et publicitaire à laquelle le grand public a bien voulu, dès son apparition, vouer une efficace sympathie.
« A vrai dire, une telle réussite implique une longue gestation cérébrale : « pour trouver sans chercher, a dit un psychologue, il faut avoir cherché sans trouver ». des semaines entières je porte mon idée et je ne saisis le crayon qu’après l’avoir mûrie.
« Avec l’élément verbal, l’élément spatial remplit un office primordial dans l’élaboration des mes affiches. Après la capture du mot, le format imposé conditionne étroitement le problème (18). A cet égard, l’art de l’affichiste moderne n’est pas sans analogie avec celui de l’ancien héraldiste qui devait, coûte que coûte, faire tenir les attributs et la sentence dans tel ou tel canton des armoiries. Aussi bien, par sa schématique objectivité, par ses symboles parlants, par ses couleurs voyantes, par sa devise enfin, l’écu est un ancêtre authentique de l’affiche.
« Pour LE BUCHERON, mon invention était asservie aux limites d’un « champ » horizontal oblong. Cette servitude m’a conduit au dispositif triangulaire en V très aplati, le seul qui me permit de loger, en même temps que la lettre, le personnage et le décor symbolique.
« Afin de rendre avec quelque vraisemblance le geste et l’attitude d’un abatteur d’arbre, j’ai parcouru en tous sens la forêt de Montmorency. Surtout j’ai fait à foison des études d’après un athlète, superbe gaillard qui, entre les séances de pose, travaillait et échauffait ses muscles par des exercices appropriés.
« Une fois imprégné de mon sujet, j’ai pris congé de toute cette documentation préalable et j’ai librement schématisé mon bonhomme et son arbre en profitant au mieux de l’espace qui m’était imparti.
« A ce propos, dans la variation bleue et noire exécutée depuis octobre dernier sur les murs de Paris, sur le thème de mon premier BUCHERON, j’ai poussé plus loin encore mon parti pris de simplification. L’acteur aussi bien que le décor n’y sont plus traités qu’en ombre chinoise, en simples découpures. J’avais remarqué en effet que, sans aucun péril pour l’intelligence de mon panneau, je pouvais faire l’économie de bien des détails qui ne parlaient guère à l’ « homme de la rue ».
« Destiné à rafraîchir par le jeu des réminiscences la mémoire du passant, mon deuxième BUCHERON représente exactement ma technique actuelle et totalise ma laborieuse expérience de trois années. Si cette commande pour le meuble m’avait été passée en 1926 et non en 1923, le premier « état » du BUCHERON, celui qui m’a valu, à tort ou à raison, le Grand Prix à l’Exposition des Arts Décoratifs, n’aurait pas vu le jour.
« Ces deux étapes permettent de mesurer exactement de mesurer le chemin parcouru et de saisir l’orientation de ma manière, d’une part vers une concision plus schématique, d’autre part vers l’utilisation de plus grandes surfaces.
« Car le nouveau BUCHERON a été traité intentionnellement comme un motif de papier peint dont la juxtaposition et la répétition à l’infini sur d’immenses murailles engendraient une sorte de rythme géométrique, de symphonie unitaire propre à fondre les couleurs et les formes.
« Liberté absolue dans le choix des moyens appropriés à la solution d’un problème publicitaire : telle est, à mon sens, la faveur suprême qui puisse être accordée à un affichiste. Si, de nos jours, le jeune peintre est réduit en esclavage par les marchands de tableau, ses Mécènes, mais en même temps ses tyrans et ses bourreaux, l’affichiste, lui, est asservi aux préjugés et aux lubies du client qui, de suppressions en additions, arrive à défigurer totalement la maquette initiale.
« Il faut évidemment tenir compte des contingences commerciales. Il faut reconnaître aussi qu’au cours d’un entretien avec l’annonceur peut jaillir à l’improviste le mot fécond qui engendrera l’association d’idées créatrices du système définitif. Mais avant d’arriver au terme du voyage, que de colis égarés et que d’excédents de bagages !
« Pour éviter de me mettre en scène tout en choisissant une espèce concrète, je pourrais, sur telle ou telle création de Loupot, que je considère comme un maître, je pourrais, dis-je, montrer du doigt, comme la vermine sur un nu, les formes parasitaires qui ont été imposée à l’artiste.
« Ce ne fut pas le cas de mon affiche l’INTRANSIGEANT, celle où je crois avoir donné ma pleine mesure. Car M. Bailby, après m’avoir indiqué le thème général de l’«information », m’a laissé, pour le traiter, une indépendance totale. Non seulement je n’ai souffert d’aucune entrave, mais je puis dire que cette œuvre a passé sans la plus légère retouche, de mon cerveau aux flancs des camionnettes qui la vulgarisent à travers Paris et la banlieue.
« Si tous les annonceurs avaient la largeur d’esprit et le sens pratique de celui qui dirige le grand quotidien du soir, notre production à tous s’en trouverai singulièrement accélérée.
« Je n’étonnerai personne en affirmant que sur 25 affiches – je ne dis pas 25 maquettes – que sur 25 affiches entièrement terminées, c’est à peine si l’une d’elle est retenue pour exécution.
« Je travaille actuellement à trois thèmes nouveaux – nouveaux pour moi s’entends –une exposition de blanc, un appareil de chauffage et une automobile (19).
« Je n’ai pas besoin d’insister sur mon principal et perpétuel souci : me renouveler sans cesse. Beaucoup de gens très bien intentionnées me demandent des affiches « dans le genre du BUCHERON », comme s’il m’était loisible de tirer indéfiniment des galvanos d’un cliché une fois consacré pas la ferveur publique !
« De telles redites sont irréalisables et acculeraient l’artiste à une sorte de suicide. Chaque affiche est une expérience nouvelle à tenter, ou plutôt une nouvelle bataille à livrer, à gagner.
« Le succès n’attend pas celui qui cajole doucereusement les badauds. Le succès est à celui qui conquiert le public « à la hussarde » ou plutôt, passez moi ce terme soldatesque, qui le viole" (20).
Document d’une rare valeur historique, puisque les renseignements que Cassandre nous livre là sur ses conceptions de l’affiche et sur ses méthodes de composition sont d’autant plus précieux qu’ils ne concernent la première partie de son œuvre d’affichiste et la période où s’est forgée son esthétique, sur laquelle les informations ne foisonnent pas.
A la lumière de ces commentaires, on comprend mieux comment furent composées ces premières grandes réussites et pourquoi elles nous apparaissent, dans leur simplicité architecturale et dans leur grandeur qui se situe aux limites de l’abstrait, si évidentes. PIVOLO, L’INTRANSIGEANT, GRAND SPROT, SOOLS, pour ne citer que les plus marquantes, s’imposent encore à nous par leur puissance majestueuse. Si leur sujet ou leur objet, c’est égal, y est traité de la façon la plus directe, ceux-ci se trouvent magnifié par ce que Cassandre nommait avec déférence « la Style », un style né de l’intelligence et de la clarté de leur conception et de la rigueur de leur exécution.
Le Style, voilà bien le mot qu’il convient d’employer, qui est précisément à l’opposé de cette stylisation si prisée par « l’art déco » et qui fait que le plus humble phénomène, le plus modeste objet de la vie courante devient, par le talent de l’artiste, matière noble universellement recevable.
Dans l’importante production de l’école de jeunes affichistes à laquelle il appartenait, celle de Charles Loupot, Jean Carlu, Paul Colin, il y a incontestablement un style Cassandre qui, affirmé dès ses premières œuvres, le caractérise, le différencie. Et ce style prend naturellement sa source dans la nature de l’homme, sa personnalité, son mode de pensée, son éthique.
Ici l’on touche peut-être à l’essentiel ! Car au-delà de la technique, des méthodes de composition, de ce qui apparaître comme, dans le bon sens du terme, des procédés, ce texte nous révèle la qualité singulière de cet artiste qui, une quinzaine d’années après sa mort pourrait sembler si déroutant pas la diversité de son œuvre, mais qui, au fond, fut si constant, si fidèle à lui-même dans l’unité de ses exigences.
Ce qui frappe d’abord dans ce premier témoignage personnel qui porte déjà la marque saisissante de son caractère, c’est la ferveur. Ferveur avec laquelle il aborde ce genre de l’affiche, au travers duquel, par le truchement d’un phénomène aussi essentiel de la vie moderne que la publicité, il nourrit l’ambitieux projet de restaurer, avec quelques autres, une forme d’art que l’on croyait à jamais perdue : la grande peinture monumentale des grands siècles de l’histoire de l’art.
Ce qui, dans ce texte de jeunesse, force aussi l’admiration, c’est cette clairvoyance qu’il tient de son esprit cartésien. Avec quelle aisance, cet artiste qui a tout juste vingt-cinq ans, a découvert que, loin d’être le sourire frivole que pratiquent ses aînés, l’affiche moderne est un article de consommation pour gens pressés, une fonction sociale qui a ses impératifs auxquels l’artiste doit se soumettre sous peine de manquer la cible.
" L’œil de Cassandre. Oui c’est tout d’abord de l’œil, de l’œil de Cassandre dont il convient de parler avant toute autre chose, car c’est cet œil qui conditionne son art et sa personnalité. C’est cet œil… qui est le régisseur impératif de toute une démarche, de tout un univers, d’un monde qui ne ressemble à aucun autre et qui l’isole, le distingue, donne sa singularité, son originalité, sa force de persuasion, sa poésie à un art unique et uniforme dans la diversité de ses moyens d=’expression… " (21)
C’est peut-être à cet œil, à ce regard sans complaisance qu’il posait sur tout, que Cassandre dut d’avoir vu les insuffisances de ses prédécesseurs et du même coup d’avoir trouvé les moyens graphiques et picturaux qui ont donné ses titres de noblesse à cet art d’illustrateur qu’était l’affiche avant lui.
L’un des aspects de la personnalité de Cassandre qui a forcé l’admiration de tous ceux qui, dans le travail, l’ont côtoyé, se laisse deviner dans les lignes de ce texte de 1926 : Cassandre était un créateur authentique, un inventeur, avec tout ce que cela comporte d’esprit subversif. Ennemi de tous les « ismes », il ne se réclamait d’aucun système et ne se voulait d’aucune école sinon de la plus noble tradition.
D’où l’énormité de l’attaque menée sur ce point précis de l’authenticité par Ozenfant et Jeanneret (Le Corbusier) au moment de l’affichage du BUCHERON :
« Le tumulte est dans les rues. Le bûcheron pavoise au boulevard Saint-Germain. En dix jours, le cubisme, sur un kilomètre, s’étale et est présenté « au populaire ». le populaire encaisse, trouve très drôle. Ce cubisme-là pourtant n’est pas drôle, il est faux. Démarquage sans finesse de travaux sérieux (Léger en est-il triste ou gai ?). Formule chipée et brutalisée par un barioleur.
« L’affiche admet fort bien la bariole. Ça hurle, ça éclate partout. On dirait partout des carreaux cassées ! c’est vraiment un coup de maître que le service de publicité du Bûcheron a fait là. Mais les meubles que l’on trouvera à cette adresse là seront aussi faux que ce cubisme là ? lorsqu’on verse dans le « moderne », on peut tomber bien bas. On peut aussi, avec une vive intelligence, comprendre, apprécier et agir congrûment. » (22)
Singulière méprise ! il est vrai que LE BUCHERON est probablement la plus « simplement» cubistes de toutes les affiches de Cassandre et il est clair que ces « carreaux cassés » sont les plans triangulaires dégradés du jaune foncé au blanc qui rythment la chute des arbres. Il est vrai aussi que Cassandre, on l’a vu, ne cachera pas, trois ans plus tard, l’influence exercée sur lui par le cubisme. Mais il s’est expliqué sur la nature de cette influence : il s’agissait de l’esthétique du cubisme, de la doctrine, et non « des formes qu’il a matérialisées », de l’esprit et non de la lettre. Il est d’ailleurs intéressant de constater cet esprit, tel que Cassandre le définit, coïncide très précisément avec la définition de l’enseignement du dessin au Bauhaus donnée deux ans après par Kandinsky :
« C’est un éducation de la perception ; on y apprend à observer avec précision et à représenter non pas l’apparence extérieure d’un objet, mais ses éléments constructifs, ses lois de tension. »
il n’est pas surprenant qu’abordant l’affiche à la fin d’une longue période marquée par l’absence d’intérêt de la part de ses créateurs pour l’objet à promouvoir, propos pourtant essentiel de la publicité, Cassandre ait senti la nécessité d’en privilégier la figuration et il est évident que cette valorisation devait naturellement s’inscrire dans la suite des recherches cubistes orientées, quant à elles pour des raisons strictement esthétiques, dans la même direction.
Cette volonté de faire de l’objet le seul pôle d’attraction de l’affiche devait aussi naturellement le conduire, comme en témoigne le tracé relatif à l’INTRANSIGEANT qui illustre l’article de 1926, à un parti de construction très solide, basé sur une géométrie rigoureuse, il est vrai plus fréquente en architecture qu’en peinture. Autre allusion à la composition architecturale, le terme de module, employé ici, est à prendre dans le sens où l’entendaient Vitruve, Vignole et Palladio, à savoir unité d’espace (demi-mètre du fût de la colonne), qui règle et rythme la structure de l’édifice.
Déjà en 1910, Le Corbusier avait cherché l’existence d’une construction géométrique dans les chefs-d’œuvre de l’architecture classique. A partir de 1920, il s’est amplement expliqué dans l’Esprit Nouveau sur l’intérêt d’appliquer à la composition cette rigueur mathématique :
« Le module est le moyen de régulariser le rythme imaginé ; il intervient lors de la fabrication de l’œuvre comme régulateur. Les éléments étant choisis, il reste à les associer selon le module approprié qui réglera la composition…
« Un module mesure et unifie ; un tracé régulateur construit et satisfait…
« Un tracé régulateur est une assurance contre l’arbitraire : c’est une opération de vérification qui approuve tout travail créé dans l’ardeur, la preuve par neuf de l’écolier, le CQFD du mathématicien (23). »
la nécessité d’appuyer ses compositions sur des constructions géométriques, des tracés régulateurs gouvernés par la rythmique des nombres, fut également, dans tous les domaines où il exerça son talent, l’un de soucis permanents de Cassandre. Mais il saute aux yeux que cette volonté s’affiche de façon particulièrement évidente dans ses premières créations publicitaires. Plus centré sur le concept d’un art de rue, accessible à tous, il est clair que son intérêt devrait plus se porter sur la recherche des structures de composition les plus aptes à conférer à l’œuvre l’anonymat de sa perfection formelle, que sur l’expression lyrique.
Si l’on se réfère à cette « méthode géométrique ou plus exactement architecturale » à laquelle il se dit lui-même fidèle, on constate à quel point ses préoccupations étaient alors, à cet égard, identiques à celle d’un Le Corbusier qui se voulait, comme les hommes du Quattrocento, à la fois peintre et architecte. Document de l’époque, le tracé se rapportant à l’INTRANSIGEANT nous éclaire sur ce mode de composition. Il s’agit d’un rectangle à l’italienne dont la base se compose de 4 modules et les côtés de 3. la composition, construite sur 2 carrés de 3 modules, emboîtés au 2/3, est gouvernée par les angles droits respectivement formés par leurs cotés et leur diagonales. Le module est divisé en 4 parties dont deux fournissent la mesure du diamètre du poteau, appuyé sur le côté de l’un des carrés, ainsi que la base du nez. L’ouverture de la bouche, la position du menton et celle de l’œil sont modulées sur 1 et 2 parties. Le haut du titre de journal est calé sur la diagonale du carré de gauche, tandis que le demi-module fournit la ligne du front qui tangente le haut de l’oreille.
Dans cette composition la géométrie est si accusée qu’elle dépasse la notion de tracé régulateur : elle dicte la forme.
Me méfiant de ce qui, dans l’exemple de l’INTRAN, me paraissait tellement systématique, je regardai si d’autres affiches de la même époque obéissent à la même logique.
PIVOLO, de 1924, introduit la section d’or, après tant d’autres si chère à Le Corbusier (24). Le rectangle enfermant la composition est obtenue par la construction habituelle de cette proportion : un carré, dont le côté donne le petit côté du rectangle ; la diagonale rabattue du demi-carré inférieure en donne le grand.
La répétition de ce demi-carré fixe la limite supérieure (extrémité de la queue de l’oiseau). Les côtés horizontaux du second carré ainsi construit limitent en hauteur un nouveau rectangle en section d’or, dressé dans l’axe vertical de l’affiche, et dont les grands côtés déterminent systématiquement la largeur de l’illustration. Il suffit de poursuivre la partition rythmique en nouveaux rectangles à sections d’or, ainsi qu’en leur carrés d’origine, pour obtenir la construction des éléments importants : assise de la ligne piVolo, largeur et hauteur du verre, ouverture du V qui coiffe le tout, points de centre et rayons des grands cercles schématisant le ventre et l’aile de l’oiseau. Les différentes diagonales fixent l’inclinaison des obliques de l’illustration et du texte.
L’affiche ONOTO, de l’année suivante, est comme l’INTRAN, construite sur un rapport de 3 à 4 modules ; mais cette fois, le modules est divisé en 5 parties (25). La rigueur de la composition, gouvernée par cette modulation et ses déductions géométriques, rend le tracé régulateur si évident que tout commentaire semble superflu.
La troisième affiche analysée, REGLISSE FLORENT, de 1925 aussi, est bâtie sur la moitié du rectangle de ¾ soit 2/3. cette composition introduit en outre la proportion de la porte d’harmonie (26). La diagonale du carré, figurant la ligne de partage de l’ombre et de la lumière, est rabattue sur le grand côté du format pour fixer l’assise du mot REGLISSE, lequel, par sa position tout contre le haut de l’affiche, s’efface au profit du couvercle de la boite située à l’arrière-plan. Très reconnaissable dans sa présentation en géométral, son importance est soulignée par la bande rouge de la parque FLORENT qui lui fait écho.
S’il est vrai qu’à cette époque de sa vie, le rapport de section d’or semble avoir été peu pratiqué par Cassandre, il n’existe toutefois aucune divergence entre ses exigences géométriques et celle de Le Corbusier. Peu importe, en effet les valeurs arithmétiques de ces rapports, qu’ils soient 2/3, ¾, porte d’harmonie ou section d’or, ce qui compte c’est que le même méthode est appliquée : celle d’une partition rythmée sur un mode unique.
Pour désigner ces structures, l’un parlera de façon imagée de « plancher des vaches », l’autre de « gros-œuvre » ; c’est le même idée , dont les effets sont bien cette « cadence secrète » décelée par Cassandre dans les toiles cubistes et, de façon peut-être moins évidente, dans les compositions de Segonzac. Et il n’est pas douteux que, comme chez Le Corbusier, ces constructions ne jouaient qu’un rôle « équilibreur », que toutes ces affiches, riches en idées plastiques, sont nées d’une invention préconçue (27).
Dans ces jeunes années, l’une des vertus première de l’affiche, avant tout peinture monumentale, est , pour Cassandre, d’être aussi plate que possible. Il est impératif qu’elle s’intègre parfaitement à l’architecture de le rue, qu’elle tienne le mur.
Aussi s’interdit-il l’emploi d’aucun, ou peu s’en faut, des artifices de la « ronde-bosse » : ni modelé heurté, ni clair-obscur, mais, comme dans le vitrail, l’imagerie populaire, la tapisserie médiévale, le fresque du début de Quattocento, uniquement le trait, seulement soutenu par des valeurs plates et des couleurs qui jouent plus par leur pouvoir d’évocation que par leurs contrastes chromatiques, et ce trait, dépersonnalisé jusqu’à l’abstraction, dans sa rigueur géométrique.
Exception faite de l’affiche GRAND SPORT, où le sujet, la casquette est peint de façon assez figurative et prend, dans son contexte graphique, une réalité frappante, c’est sans doute à la pratique de cette rigueur structurelle que ces premières œuvres doivent leur platitude, celle qui faisait dire à Degas, s’exclamant devant une toile de maître : « C’est plat comme la belle peinture ! » (28).
Pratiquement absente des affiches composées antérieurement par Cassandre, c’est en 1925 qu’apparaît comme composante essentielle de l’œuvre la perspective, écriture d’un espace suggéré. D’abord fort discrètement, dans LA CROIX VERTE et ONOTO, puis de manière beaucoup plus personnelle, dans l’INTRAN et GOLDEN CLUB.
Dans la première, plus que représentation vériste d’un espace palpable, cette perspective se montre principalement signifiante du concept de convergence de la moisson de nouvelles qui proviennent de partout pour se concentrer au point de fuite, point figurant l’oreille de la crieuse. Cette figuration, combien expressive, s’intègre d’ailleurs strictement dans la géométrie de l’œuvre, en occupant l’un des 4 triangles rectangles qui composent le carré principal du tracé.
Dans la seconde, le parti figuratif de l’espace s’affirme, mais son objet principal demeure d’associer, par une de ces adroites équivoque graphiques chères à Cassandre, à la forme caricaturée du trèfle, sigle de la marque ainsi projetée à l’avant-scène, l’idée du tabac blond apparaissant aux extrémités géométrales des trois cigarettes.
Perspectives linéaires donc, qui figure un espace sublimé et reste dans sa pureté graphique une variante du trait.
Mais, pour en terminer avec l’INTRAN, de loin la plus intéressante des deux, un dernier mot pour signaler l’apparition d’une technique empruntée aux cubistes, dont Cassandre fera par la suite un usage très personnel,
le collage.
Il s’agit ici de la manchette d’un journal, indispensable à la signification de l’affiche.
Pour mesurer l’ampleur de la nouveauté de ces affiches, sans doute convient-il de jeter un coup d’œil sur ce que faisait alors la publicité, celle dont il se démarquait si abruptement.
Le grand affichiste qu’il faut surtout évoquer ici, c’est évidemment Cappiello. Ce livournais, venu très jeune s’installer à Paris, avait connu son premier succès à vingt-quatre ans avec Le Frou-Frou qui marque en 1899 le début d’une abondante production s’inscrivant dans la suite de Chéret, ce « Watteau des murs » (sic), avec sa parisienne bien typée qui prétend tout faire vendre avec son sourire !
Dans l’indigence qui sévit alors en publicité, ces premières affiches de Cappiello font figures de chef-d’œuvre. Leur gaieté est d’ailleurs en accord parfait avec la frivolité de la Belle-Epoque, et leur spirituel signataire décline, sans trop soucier de la marque du produit, sa parisienne à lui qui a tant de succès.
Mais, en 1907, il se remet soudain en question, et dès cet instant s’élabore dans son esprit inventif une nouvelle conception de l’affiche, audacieuse pour son époque, dont il résume lui-même les traits essentiels ainsi :
« L’affiche a été crée pour être placée en pleine lumière et vue à distance. Elle ne doit jamais être en harmonie avec ce qui l’entoure… ma première préoccupation est la recherche de la tache…La surprise est à la base de toute publicité, c’est une condition indispensable…"
La troisième proposition concerne l’association au nom du produit, d’une image à laquelle il reste, dans l’esprit du passant, attaché de façon permanente :
« Toute les affiches dont vous vous souvenez sont restées dans votre mémoire sous la forme d’une image inventée par l’artiste qui est devenue indissociable du produit et de son nom. » (29)
Pour atteindre son but, Cappiello se sert de la couleur, mais surtout de ce qu’il appelait l’ »arabesque ».
Ses harmonies chromatiques sont faites des oppositions les plus hardies, voire de dissonances, et, chose nouvelle, le noir est aussi utilisé comme une couleur, comme élément de contraste destiné à projeter vers le spectateur ces audacieuses polychromies aussi bien que des monochromies dont l’uniformité laisse à la tache toute sa puissance (30).
Mais c’est surtout l’arabesque qui donne aux affiches de Cappiello leur souffle :
« Une ligne ! Mais c’est la base de tout les arts, une ligne seule peut exprimer la grandeur, la noblesse, la sensualité ; elle est la synthèse de toutes les sensations, la concentration de tous les savoirs, c’est la ligne qu’il faut chercher, et donner une importance secondaire à la couleur et aux détails qui doivent seulement la mettre en valeur, l’embellir, l’enrichir ; mais il faut qu’elle puisse toujours subsister seule, comme l’âme de tout…
« C’est avec un petit dessin que je trouve les compositions les plus grandes. Je cherche, je fais et refais l’arabesque qui doit renfermer mon sujet, et puis, une fois établie, je ne change plus ».
Mais ne croyons pas qu’en dépit de la distance que les jeunes affichistes des années vingt prenaient de leur aîné, ils n’appréciaient pas la valeur de ses innovations. Au contraire, s’ils jugeaient son style quelque peu dépassé, ils avaient le plus grand respect pour son talent et la pertinence de ses observations, en tiraient les grandes leçons et voyaient en lui un précurseur de l’affiche moderne (31).
Et pourtant c’est en regardant les affiches de Cappiello que l’on mesure l’ampleur de ses divergences avec Cassandre et ses jeunes confrères. S’il reste à Cappiello le mérite incontestable d’avoir compris, le premier, que l’affiche est autre chose qu’une plaisant illustration, s’il sut mettre au service de ses nouvelles conceptions un grand talent de dessinateur et une savante utilisation de la couleur, il faut bien convenir que son art est, sans doute, plus décoratif qu’expressif (32).
Et toute la différence est là.
Chez Cassandre, il n’est plus du tout question d’art décoratif mais, bel et bien, quoi qu’il en dise, de peinture. Bien sur, pas de celle qui se montre au musée, mais peinture, monumentale il est vrai, mais aussi peinture d’expression et, comme on le verra, message poétique.
Pour qui s’intéresserait à la vie privé de Cassandre durant cette courte période, « la vie privé… la vie privée de quoi » écrira-t-il, sarcastique en 1959, le peu qu’il en a été dit est sans doute insuffisant. Pour la continuité du texte, il a été préféré d’omettre les deux années de service, de 1921 et 1922, qui ont cependant leur importance. C’est en effet « au régiment », comme on disait alors, que Cassandre rencontre Jean Puech, avec lequel il noue l’une de ces amitiés profondes que vivent les hommes de vingt ans. Sans doute, leur intimité se fonda-t-elle sur une rare estime mutuelle. Jean Puech fait partie de mes souvenirs d’enfance, puisque, fidèles l’un comme l’autre à cette amitié, ils continuèrent à se voir régulièrement jusque bien des années après leur mariage respectifs. Jean Puech devint vite, avec sa femme et ses filles, l’un des familiers les plus assidus de la maison de Versailles. J’ai pour ma part conservé de lui le souvenir d’un homme à l’esprit fin, distingué et subtil. Sévère en apparence, quelque peu taciturne, ne s’exprimant qu’à bon escient et dans un français élégant, sa réserve qu’il devait tenir de ses origines cévenoles et d’une austère éducation n’était en fait qu’une façade derrière laquelle se cachaient un joyeux sens de l’humour. Exceptionnellement doué, il est certes regrettable qu’il n’ait pas poursuivi son œuvre de poète qu’il avait commencé avec talent (33).
Mais qui sait ? Peut-être l’a-t-il fait, pour lui dans le silence de sa pudeur. Ses dons de poète, sa passion de la peinture, la qualité de son intelligence et de sa sensibilité ont probablement été les ressorts de sa chaleureuse amitié avec Cassandre.
De la vie sentimentale de mon père avant son mariage, je ne sais rien. Sa pudeur lui aura interdit de m’en souffler mot.
En 1923, il tombe éperdument amoureux de l’une des amies de ses sœurs plus âgées, Madeleine Cauvet qui, de douze ans son, aînée, a été deux fois veuve et élève quatre enfants qu’elle a eus de ses premiers mariages.
C’est la fille de Max Richard, riche industriel faisant partie de cette pléiade d’hommes dynamiques et audacieux qui ont été à l’origine de l’automobile et de l’aviation française.
Pour Cassandre c’est le début d’une grande passion. Il l’épouse en 1924. je suis né en 1925.
Ce mariage d’amour lui apporte aussi l’aisance et la sécurité financière, retrouvée après la tourmente bolchévique. Il décide de se faire construire une maison à la hauteur de ses conceptions esthétiques avancées.
Il demande d’abord un projet à Le Corbusier, qui ne le satisfait pas (34).
Il se tourne alors vers les frères Perret, chantres du béton armé encore tout neuf, et c’est le coup de foudre. L’audace teintée de classicisme d’Auguste Perret l’enchante et la maison se construit en un an à Versailles, 11 rue Albert Joly.
Ce petit hôtel que, dans leur stupeur, les versaillais baptisèrent très vite « la maison du nègre », pour sa rigueur géométrique et la courageuse simplicité de ses façades, était une assez belle réussite architecturale qui a sans doute procuré au Cassandre de ces années-là un cadre de travail et de vie propice à l’exercice de son métier.
C’est, je crois, à l’occasion de l’Exposition des Arts Décoratifs, que Cassandre fit la connaissance de Charles Peignot, animateur compétent et audacieux des fonderies de caractères Deberny & Peignot alors en pleine gloire, et, si ce n’est l’année suivante, de Blaise Cendars.
Eux aussi devinrent vite des familiers de la maison de Versailles, et l’on verra quelle fructueuse collaboration résulta de la rencontre de Peignot et Cassandre.
Quant à Cendars, sa célébrité de poète et de romancier me défendent d’en dire de lui d’avantage que ses visites à Versailles étaient une fête de l’esprit, tant était savoureux son propos. Pour ma part, il fait, lui aussi, partie de l’étonnant folklore dont la personnalité de mon père entoura mon enfance, et sa verve intarissable a illuminé mes rêves d’adolescent.
C’est, je crois aussi, en 1926 que Cassandre rencontra Maurice Moyrand, dont on découvrira le rôle important qu’il joua, au travers des possibilités qu’il sut lui offrir, dans l’épanouissement de son talent.
Henri Mouron, A.M.CASANDRE 1984.
Schirmer / Mosel Production
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CHAPITRE 2: DE LA SYNTHÈSE A L'OBJET