A.M.CASSANDRE PAR HENRI MOURON Schirmer Mosel Production
CHAPITRE 2 : DE LA SYNTHÈSE A L'OBJET Suite
Avec SS COTE D’AZUR, de 1931, Cassandre s’engage dans la voie du clair-obscur, un clair-obscur qui, comme chez les plus grands, s’attache à peindre l’ombre plus que la lumière, et fait oublier ce que, dans l’image très fidèle au détail réaliste, l’épure pourrait avoir de sécheresse.
L’ATLANTIQUE est de 1931, NORMANDIE, de 1935, et l’on résiste difficilement à la tentation du parallèle entre elles. Avec le temps, les deux affiches, apparentées par le pittoresque spécifiquement moderne qu’elles restituent, se sont affirmées comme aspects caractéristiques de l’œuvre de Cassandre (54).
L’une assimile graphiquement le paquebot, vu de trois quarts, à une construction rectangulaire aux lignes pures, l’autre , au contraire, le présente de façon plus réaliste en vue frontale dont le parti de symétrie joint sa noblesse à l’effet de perspective plafonnante, pour exalter le gigantisme du navire. Tandis que, dans l’une et l’autre, l’œil se perd dans l’altitude des fumées, la mer est, dans la première, évoquée par un reflet qui accuse le parti rectangulaire, dans la seconde, par l’affirmation volontaire d’un plan dont la valeur souligne, à l’horizon, la limpidité d’un ciel qui s’obscurcit dramatiquement dans le bleu de Prusse. Dans l’une, c’est la miniaturisation du remorqueur qui donne la mesure du bâtiment, dans l’autre, celle du vol de mouettes et de moustache d’écume retroussée par le vermillon de la flottaison. Mais, à ces différences près, toutes deux tiennent leur unité de la même émotion dont elles sont nées.
Reprenant l’idée et la composition du projet sans suite de 1931, imaginé pour LES MESSAGERIES MARITIMES, Cassandre renouvelle sa vision une fois de plus, avec ITALIA COSULICH (1936), en minimisant la dimension des trois bateaux lancés à la conquête d’un globe terrestre géométriquement réduit à l’océan.
De deux affiches associant le rail et la mer, DUNKERQUE FOLKESTONE (1932) et CHERBOURG (1933), on remarque surtout la seconde. Dans un parti où tout concourt à la frontalité, y compris le décalage, graphiquement exprimé, entre le bateau à quai et les locomotives, n’en est que plus sensible.
Quant au paysage campagnard, c’est, d’abord, l’ECOSSE de 1928, précédée d’un premier projet qui donnait peut-être trop d’importance à un sémaphore fermé sur une Ecosse bien moins personnalisée que dans la version définitive.
C’est, deux ans plus tard, LYS CHANTILLY, où jouent habilement, dans une technique qui montre l’adresse de la main, les verts chauds et froids, pour exprimer succinctement une trouée de feuillage.
C’est, ensuite, en 1934, le doublé ANGLETERRE ECOSSE, dont l’affichage simultané valorisait l’opposition des tonalités.
Puis, enfin, précédé en 1934 d’une anecdotique CLACQUESIN, L’ETE DANS LES ALPES de 1935.
Tous ces « paysages » contrastent sévèrement avec les autres affiches de Cassandre. Entreprise hardie que de s’efforcer de se situer paradoxalement à la frontière d’un naturalisme qui se voulait sans doute émerveillé, et de l’affirmation d’une volonté de recomposition dictée par les conceptions synthétiques de l’affichiste. Il lui faudra utiliser toutes les ressources de son invention plastique pour se sortir de cette difficulté : tantôt, comme dans L’ECOSSE de 1928 et LES ALPES, il rassemblera les éléments d’une vision largement descriptive en une image très ramassée, découpée, dentelée sur un fond dont la couleur se veut signifiante, tantôt, comme dans les autres, il résumera, au contraire, cette vision en un raccourci qui n’est finalement pas très éloigné de celle d’un impressionniste. Mais dans les deux cas il nous rendra compte d’une réalité qui s’apparente plus à un concept qu’à l’émotion qu’elle suscite.
Cassandre ne devait pas s’y tromper, qui écrira plus tard :
« La chose seulement imaginée pourra sans doute surprendre, étonner, voire intéresser ; elle n’aura jamais la vertu d’émouvoir. Seule la chose ressentie possède ce don d’émotion et donc de persuasion. » (55)
C’est bien le cas de EN WAGON-LITS DE 2ème classe (1930), qui appartient au paysage urbain, la dernière affiche de chemin de fer. L’expression si simple de ce trou de lumière rouge, percé dans la brumeuse obscurité ferroviaire, s’identifie de façon totalement convaincante avec notre expérience, poétiquement si chargée, de ce paysage aperçu par la fenêtre des trains de nuit. En 1928, Cassandre avait traité le thème du paysage industriel dans un registre à la fois pittoresque, emblématique et idéographique. L’adroit décalage des lettres NE NY TO, leur texture de briques soigneusement appareillées, le bel exercice de style typographique que représente la composition de tout le texte de cette affiche, explicitent efficacement l’évocation schématique de l’usine profilant ses cheminées dans un ciel très pictural.
Grdes FETES DE PARIS (1934), c’est le Paris touristique, celui des journées ensoleillées de la fin juin, celui du noble mariage des statues de Coysevox, dressées sur leur socle élégant d’Antique maigre, avec les épais feuillages des jardins des Champs-Élysées, suggérés d’une main nerveuse en une pochade qui a le charme de la désinvolture.
L’URSS (1934) dit avec conviction dans la transparence son opposition à l’or des bulbes de la place rouge.
PARIS (1935), charmante rêverie, pleine d’atmosphère, dans les jardins du Carrousel, nous révèle le penchant que Cassandre montrera plus tard, au théâtre, pour ces voûtes romaines, ces ressauts d’entablements baroques, ces colonnes galbées avec sensibilité et… le faux-marbre italien.
STATIONS THERMALES enfin, de 1935-36, est aussi une interprétation où voisinent architecture et végétation mais, cette fois, dans un chromatisme très audacieux qui, contrariant les tons complémentaires, fait l’intérêt de l’affiche.
En théorie, Cassandre enferme l’image publicitaire dans une rigueur de conception qui lui confère son éloquence. Mais toute règle connaît ses transgressions et c’est tant mieux s’il a parfois été en contradiction avec sa théorie, entre autres paradoxes qui n’étaient pas les moindres charmes du personnage. Telles nous apparaissent les cinq affiches suivantes. Elles veulent plaire avant tout et, rendons-leur justice, elles y parviennent. Surtout celles de 1933 : GRECE, dont on remarquera le texte où les lettres, comme dans Bifur, se réduisent à l’essentiel, dans un style qui colle si bien au thème traité, et LE JOUR, sur celui de la nuit dévorée par le jour, auquel Cassandre fera, par ailleurs, plusieurs allusions.
FETES DE PARIS de 1935, ITALIA et DECORATORS PICTURE GALLERY (56), de 1936, terminent cette suite décorative.
D’abord précis et clair, L’IDEOGRAMME en publicité atteint d’autant plus sûrement son objectif que, bouleversant l’échelle et l’ordre établis des choses pour leur opposer une réalité fictive plus explicite que l’autre, il réussit à devenir en même temps objet de poésie.
Composée après LE NOUVELLISTE, L’INTRANSIGEANT et LE KID, qui appartiennent à la première période, après LE P¨ROGES et EMSA, de 1937, après les cinq VU, de 1928, c’est bien ainsi que se présente CHEMIN DE FER DU NORD (1929). L’émotion naît ici du rapport équivoque qu’entretiennent les deux images superposées, de la confrontation inattendue de l’objectivité très affirmée de l’aiguille qui apparaît posée sur l’affiche, avec le paysage ferroviaire ô combien atmosphérique, vu en transparence à travers le cadran graphiquement indiqué. L’image est si explicite que le mot NORD, traité comme un autre nuage, se montre beaucoup plus nécessaire à la cohésion de cette double réalité qu’à la perception du message publicitaire (57).
Dans VINAY (1930), c’est aussi la transparence qui réussit le mariage ironique de la matière concrètement exprimée de la tablette de chocolat avec … le pis de la vache qui lui donne son lait.
Dans TRIPLEX, de la même année, ce sont d’abord les deux yeux que l’on voit, très étroitement encadrés dans le rectangle rétréci d’un pare-brise en verre spécial. La sécurité qu’il apporte à ce regard fixe d’automobiliste, dont la puissante expression élude le détail qui ne pourrait qu’être nuisible à la clarté de l’idée maîtresse, s’exprime ici dans l’immobilité de l’instantané de façon singulièrement convaincante.
Pour exprimer idéographiquement le même concept, Cassandre compose également en 1932 pour le verre Triplex la couverture du dépliant publicitaire, A DEUX DOIGTS DE LA MORT, dont l’image illustre avec des moyens totalement différents mais tout aussi clairs le message typographique qui lui est adroitement incorporé.
La nature morte de WAGON BAR (1932) dont la composition géométralement architecturée découpe son interprétation descriptive sur l’impersonnelle transcription photomécanique d’un détail de boggie, est un autre exemple réussi de superposition d’images dont le rapprochement est d’autant plus significatif que s’opposent leurs factures.
FERRY BOATS (1933) est un pont idéographique jeté par la voie ferrée sur un channel autrement plus évocateur que n'importe quelle représentation figurative.
L'éclat de rire photographié de PERNOD FILS (1934), auquel s'ajoute celui des complémentaires du fond jaune et bleu, est capté dans les contours de la bouteille et du verre dont la transparence révèle le gros grain de la trame démesurément agrandie de la photogravure, et ce visage de français moyen en dit bien plus long que tous les slogans sur les vertus apéritives de ce PERNOD FILS dont l'expression typographique referme l'idéogramme sur lui-même.
La tache d'huile de PRICE'S MOTORINE (1934) oppose la transparence suggestivement colorée de ses formes molles à la dureté métallique de l'engrenage, pour vanter les mérites de "l'huile lubrifiante".
LE CUIR (1934) découvre, posé sur une semelle qui "ne glisse pas", un pied sculptural modelé dans un rose qui est le seul signe de vie dans un ciel mouillé d'hiver.
Plus strictement graphiques, RAI, HEEMAF, THOMSON et PARIS-SOIR n'ont point recours à ces artifices picturaux.
La première, de 1929, avant d'être un regard braqué sur le capot d'une voiture exposée, est d'abord, dressé dans l'axe vertical de l'affiche, un grand rectangle incluant le texte RAI lui servant de base, qui structure la composition en rééquilibrant ses deux éléments dont la disproportion permet d'amplifier le sens de ce regard.
THOMSON (1931) est un adroit calembour graphique auquel la perfection de son agencement confère la lisibilité d'une majuscule. Qu'elle avait émerveillé mes yeux de sept ans cette belle affiche PARIS-SOIR de 1932, aujourd'hui disparue je ne sais où, et refusée parce que, parait-il, ses oiseaux en coupures de journaux faisaient penser à des "canards" (58)... En ce domaine, le plaisir des yeux ne sert pas à grand-chose et le contre-sens ne pardonne pas !
Trois autres affiches idéographiques ne jouent que sur la lettre pour décrire la fonction du produit : dans SPIDOLEINE (1931), dont l'extrême sévérité typographique fait penser au Bauhaus, l'huile qui s'écoule du bidon se réduit à un filet qui trace, dans la même graisse, la petite Antique du mot SECURITE ; dans IDEAL MILK (1933) le lait concentré nappe de sa blanche onctuosité la polychromie de la lettre grasse qui compose le mot FRUITS ; dans LANITAL enfin, de 1935, c'est le flot de lait se déversant du bidon qui se subdivise en trois arabesques souples aux couleurs des navettes qui leur donnent leur définition concrète, tandis que le lettrage LANITAL s'incurve en s'ornant d'une frange de peluches.
Semblable analyse, mettant au jour l'utilisation dans ces affiches-idéogrammes de ces différentes manières, serait aisée, mais, sans doute, sont-elles moins représentatives : CANDIDE (1930), PARIS FILMS (1931), ORANGE, PATHE TSF et les deux AIR ORIENT (1932), la seconde PRICE'S MOTORINE et SNIAFIOCCO (1935), enfin l'anonyme et mystérieux 6-4-2 non daté.
Ce parcours sinueux à travers lequel les détours de la démarche analogique portent tort à la chronologie, mais qu'importe ? se termine dans le registre de la seule OBJECTIVITE où Cassandre s'efforce de se tenir, chaque fois que le thème le permet, pour exprimer "en ses lois de tension" (59) l'objet à promouvoir, dans le vocabulaire plastique le plus proche du langage pictural, qu'il subisse, comme au début, l'influence d'un cubisme adapté à l'art graphique, ou qu'il évoluât, comme par la suite, vers un discours beaucoup plus figuratif.
A la première manière, comme on l'a vu, très empreinte d'esprit de géométrie, se rattachent des affiches d’avant 1927 : l’autre PIVOLO, TURMAC, REGLISSE FLORENT, les différentes versions de HUILE DE LA CROIX VERTE, HUILOR et ONOTO.
DROSTE’S, de 1929, où la construction modulaire apparaît clairement, est une évidente inspiration picturale qui, au mépris des lois de la perspective, se complaît avec grand succès dans l’expression cubiste, ou plutôt cézannienne, d’une réalité examinée sous toutes ses faces.
OVA, de 1929 également, et DELFT, de 1931, avec une plus riche invention dans le mariage de la typographie avec l’image, sont tout à fait de la même veine.
En 1930, c’est l’évocation très atmosphérique de VERAMINT. La figuration est ici réduite au minimum : planté de deux pailles, un verre en géométral, dont le contenu s’épanouit bien au- delà de ses limites géographiques, pour se perdre dans l’ambiance chaude de l’été bleu outremer et Sienne brûlée. Quelques touches blanches indiquent sans le représenter le plan sans perspective de la table sur laquelle le verre est censé reposer. Cassandre, qui disait avoir fait cette affiche sur la machine, utilise ici toutes les ressources de l’encre lithographique employée en transparence, pour exalter la sensation de fraîcheur du produit opposée à la chaleur estivale.
Avec le projet MARIE BRIZARD de 1931, non édité, il poursuit et développe la même démarche, qui confère à l’objet à promouvoir d’autant plus de réalité, malgré son échelle réduite, que, très géométriquement précisé, celui-ci est inclus dans un espace imaginaire à peine suggéré par des formes et des couleurs réduites à la stricte évocation. Mais au cours de la même année, avec DEVRIES ROBBE, STORK HIJCH et CHAMPION DU MONDE, il se démarque nettement de ces premières orientations, pour se diriger vers un langage beaucoup plus réaliste, encore que, dans cette dernière, subsiste encore une volonté de présenter la réalité comme une reconstruction intellectuellement menée qui, comme dans DROSTE’S, semble désirer faire le tour de l’objet (60).
Après SPIDEX 7 dont le thème lui-même peut expliquer la sécheresse, commence une belle suite qui révèle, dans son dépouillement, une constante préoccupation de mettre l’accent sur ce qui, de l’objet, doit être souligné, ou le caractérise, par le choix du point de vue, celui du cadrage et par le jeu sensible du modelé. Qu’il soit figuré dans les gris largement dégradés ou dans des tons qui s’affirment d’une anonyme fidélité à une réalité idéale, tant amplifié par son échelle que valorisé par un puissant clair-obscur, auquel l’aérographe plus ou moins finement ajusté, apporte une variété de texture appropriées à la nature de son matériau, l’objet apparaît avec toute sa densité sur des fonds aux couleurs violemment opposées ou bien subtilement évocatrice (61).
Telles se montrent de 1931, MINIWATT, de 1932, COUPE DAVIS, PATHE disques, UNIC, SANKA et sa variante MAISON DU CAFE, de 1933, une autre UNIC, le LAIT et AUER, victime, elle, de cette volonté d’objectivité. En relevant aussi, mais exécuté dans un style où la main veut se faire sentir plus personnellement, le paquet de CELTIQUE (1934) toucherait à l’Hyper ou au Neo-Réalisme (62) si le plan sur lequel il pèse de toute sa présence n’était qu’un fond de faux-bois traité en décor.
De deux affiches non éditées destinées en 1935 à NICOLAS, on ne possède de l’époque que deux maquettes à petite échelle, gouachées à la brosse, qui ne sont que deux versions assez proches d’un même projet. Comme son père, grand amateur et fin connaisseur en Bordeaux, Cassandre y célèbre avec révérence en une belle composition bien équilibrée dans des formes auxquelles le schématisme géométrique confère une signification plus évidente, le splendide rougeoiement de Monseigneur Le Vin, devant qui s’effacent les accords sourds des noirs, des verts et de ces tons « à la Cassandre » dont on ne sait s’il vaut mieux les qualifier de bruns ou de gris.
Le projet de 1935 pour l’huile de moteur ANTAR, qui reprend le même dispositif, est, mais qui s’en étonnerait, bien moins inspiré.
Dans ce registre de l’objectivité, CHAT NOIR (1932) et BORWICK’S (1935) compensent par le charme de la nature morte involontairement arrangée la pauvreté formelle des thèmes. Autres natures mortes, mais cette fois plus librement composées dans les ruptures d’échelle, DE STORDEUR (1933) et la très décorative interprétation de PRUNIER (1934). De la même année, MILTON n’est pas, en dépit de son réalisme, tellement éloignée de l’idéogramme. Dans KISROUL (1935) il fallait bien, avec ce nom-là, montrer du doigt qu’il s’agissait de tabac pour la pipe… PACIFIC (1935) est, malgré son texte en bannière étoilée, un peu tristement figurative. VAUTIER-CESAR et –MAROCAINE (1935) sont d’un dessin beaucoup plus ferme.
D’autres affiches, pour d’en tenir simplement à la stricte présentation de l’objet, sont néanmoins plus axées sur le texte et une schématisation presque typographique de la réalité. Il s’agit d’abord en 1927 de FIZZ, puis de la très belle VAN NELLE (1931) qui empreinte quelque chose au langage idéographique, de HUILOR, CHAMPAGNE MERCIER et BUVEZ DU CHAMPAGNE de 1932, d’AURORE de 1933 et d’une troisième UNIC probablement de ces années de la TOILE DE LIN (1935).
L’autre ITALIA de 1936 et Simca 9900 de l’année suivante échappent à tout rapprochement analogique. La première, dont le paysage pittoresque n’occupe que le second plan, relève d’une démarche très descriptive qui dénombre en leur donnant un caractère emblématique une série d’objets plus ou moins graphiquement exprimés. On aurait pu en voir un premier exemple dans LA ROCHE VASOUY (1926). Des annonces, on verra plus tard, reprendront la même voie. Simca 9900 n’a qu’une valeur historique : Loupot avait, dans ce genre, fait beaucoup mieux !
A la lumière de cette approche synoptique, révélatrice de la multiplicité des voies par lesquelles Cassandre aborde le thème publicitaire, on aura mesuré combien son style est difficilement à cerner, à réduire dans les termes d’une dialectique esthétique qui, en le limitant, ne pourrait que porter tort à ses mérites. Car, s’il a, sans conteste, son style, le propre de ce style est précisément de n’accepter aucun système ni d’autres limites que celles, sans bornes, de l’intelligence et de la sensibilité.
Sans doute convient-il d’évoquer maintenant ce qui, dans l’art du peintre d’affiches, était proprement manuel, sa technique d’exécution, ses outils de travail. Truisme que de poser que la singularité de l’affiche, en tant que création picturale, est de ne pouvoir exister qu’à condition de supporter la reproduction à plusieurs milliers d’exemplaires, sans que l’intention du peintre en soit altérée. Mais à l’époque où Cassandre l’aborda, seule la lithographie répondait à cette condition. N’étant pas, comme Chéret ni plus tard Loupot, lithographe de formation, il dut, sur le tas, conformer la technique d’exécution de ses maquettes aux impératifs du procédé, pour préparer le travail des lithographiques chargés de les transcrire manuellement sur la pierre, et ce n’est point au hasard qu’il choisit la gouache employée en opacité et toujours en vraie grandeur. Qu’il revint à sec avec la brosse à pocher sur un aplat pour donner à son modèle le grain qu’il aurait à la reproduction, qu’il utilisât au contraire l’aérographe pour dégrader les valeurs de façon limpide et impersonnelle, que la large brosse plate lui permît de conserver, à l’exécution sur pierre, la trace plus palpable de sa touche, tous ses gestes s’identifiaient d’abord à ceux du praticien chargé de transcrire sa volonté picturale.
En ce temps où l’on était pas pressé, où les rotatives n’avaient pas encore remplacé les machines plates ni le zinc la pierre, où le travail de sélection en huit ou neuf couleurs tirées successivement se faisait sans que l’on puisse juger du résultat final avant que la feuille n’ait été engagée pour la dernière passe, combien de fois Cassandre a-t-il couru chez Danel ou chez Courbet (63), pour surveiller l’avancement du travail ?
L’exécution d’une affiche jusqu’à l’ultime moment où elle était prête à affronter l’œil du passant était alors un acte collectif et manuel dans lequel mon père, tel que je l’ai connu plus tard, devait se sentir heureux (64). Aussi sévère dans la conception, la composition et l’exécution de ses maquettes, toujours soucieux de la totalité de l’accomplissement de son geste, aussi sourcilleux se montrait-il pour que la reproduction en fût, non pas parfaite, mais assez aboutie pour qu’il ne pût estimer avoir tout mis en œuvre pour aller jusqu’au fond des possibilités techniques. J’imagine sans peine, comme je le vis faire en d’autres circonstances, avec les exécutants de théâtre en particulier, le langage à la fois simple, précis et enflammé qu’il dut savoir employer avec ces hommes d’imprimerie en butte à leurs propres difficultés techniques (65).
Satisfaisant ainsi à la méthode analogique utilisée ici, les deux premières affiches de texte de Cassandre, bien qu’appartenant à la période précédente, seront évoquées avec les suivantes, ce qui n’en mettra que plus en lumière l’évolution de ses recherches en ce domaine. Simple rappel typographique de l’affiche-image du même nom et de la même année, tirée de L’HUILE DE LA CROIX VERTE, la composition arquée de HUILOR (1925) est objectivée par l’éclairage de la lettre. La seconde, A LA MAISON DOREE (1926), est beaucoup plus intéressante : bel exemple d’application du principe de construction modulaire dans le rapport 6-8, elle ne peut que faire penser aux travaux des graphistes du Bauhaus ; son organisation dans la page, le parti géométrique des lettres qui, cherchant leur liaisons dans leurs diagonales à 45°, se construisent comme dans l’alphabet-stencil d’Albers, à l’aide de trois figures basiques, le carré, le triangle isocèle rectangle et le demi cercle, attestent encore l’influence germanique.
Mais c’est avec la monumentale composition typographique réalisée en 1928 sur le thème J’ACHETE TOUT AUX GALERIES LAFAYETTES que Cassandre instaure une conception de l’affiche de texte véritablement nouvelle qui lui restera durant plusieurs années strictement personnelle. La structure géométrique, beaucoup plus subtile que la précédente, construite sur un rythme de carrés en cascade, s’enrichit ici de moyens considérablement plus picturaux, conférant au mot-image une surréalité qui le transmute en matière poétique optiquement obsédante.
Poursuivant ses expériences dans ce domaine, il compose l’année suivante la superbe affiche DEBERNY PEIGNOT seulement, hélas, employée sur les voitures de livraison de la firme. Ici, la géométrie s’efface derrière la célébration de la dense objectivité du matériau typographique. L’œil des initiales du noble Elzévir qui dessine, dans l’ambiguïté de la surface de la page et de l’espace, une belle architecture graphique, remplit les deux carrés d’une structure invraisemblable à la M.C. Escher, où la réalité imaginaire surpasse la réalité sensible. Bel exercice de style sur un thème si cher à Cassandre !
PARIS FILMS (1931), scintillant de ses points lumineux et de ses vibrations rectilignes, annonce avec une singulière avance l’Op-Art et le Cinétisme.
La très sensible affiche de texte DUBO DUBON DUBONNET (1932) possède, avec des moyens bien plus subtils, les mêmes vertus dynamiques : trois coups martelés qui font écho au triptyque en image !
FILATURES DE LA REDOUTE et ALLIANCE GRAPHIQUE (1932), VISSEAUX (1933) et SAPONITE (1934) sont aussi, toutes quatre, des images auxquelles la rigueur typographique ne fait pas obstacle à la puissance d’évocation. Le trou noir rectangulaire de LA REDOUTE, au centre duquel le matériau filé prend sa source, situe dans l’espace une construction expressive que la polychromie lettre à lettre calme de sa modulation sensible. C’est au contraire le disque blanc d’ALLIANCE GRAPHIQUE qui, comme un soleil disparaissant derrière les arbres, donne à cette composition, au reste si audacieuse et si équilibrée, toute sa force d’attraction. VISSEAUX bouge dans le contre-jour de l’incandescence de ses LAMPES, tandis que SAPONITE joue des variations chromatiques de l’ombre portée de son Antique étroite pour s’imposer concrètement à l’abstraction de ses fonds largement ondulés.
A ces recherches strictement typographiques, menées dans le domaine de l’affiche, se rattachent, comme de nombreuses compositions aujourd’hui malheureusement disparues, les deux belles couvertures exécutées en 1932 pour les brochures de prestige de l’OTUA : FER BLANC et ACIER.
1er SALON DE LA QUALITE FRANCAISE (1933) et WAGON-LITS REDUCTION (1935), d’une autre nature que les textes-image précédents, laissent prévoir la prochaine orientation typographique d’un Cassandre qui va, dans l’austérité et l’élégance, restituer à la lettre ses seules nobles vertus d’écriture.
Cette recherche de style se poursuivra d’ailleurs dans l’étude de son second et surtout de son troisième alphabet spécifiquement conçu comme matériau livresque. C’est en effet, vraisemblablement, au cours des années 1933 ou 1934 que Cassandre entreprit, après avoir créé l’ACIER, caractère de titres noir et gris, le travail qui devait aboutir à la fonte du « PEIGNOT, Caractère dessiné par A.M.Cassandre », dont les premières épreuves publiées ont été achevées d’imprimer le 12 février 1937 (66). Cette fois il s’attaquait à la création d’un caractère de labeur qui devait, cela va de soi, comporter dans les trois graisses des capitales, des bas de casse et des initiales. Après l’échec commercial de Bifur, Cassandre restait néanmoins convaincu de ce qui en la matière était sa vérité, à savoir que, pour restituer à l’écriture sa dignité, il n’y avait d’autre voie qu’un retour aux sources de l’alphabet romain, l’autorisant à faire table rase de l’acquis décoratif accumulé au cours de l’histoire. La lettre noble et pure du XXème siècle serait donc d’abord, comme les hommes de Weimar l’avaient voulue, une Antique, mais… et tout est dans ce mais.
Avant de commencer à dessiner, Cassandre réfléchit deux ans, peut-être plus, réflexion sur l’évolution ou plutôt sur la déformation infligée par le temps à la lettre latine originelle, mais aussi à la réflexion sur la force des habitudes de lecture crées par ce temps. De cet examen préliminaire étaient nées deux certitudes : ce qui est vrai pour le mot publicitaire, entité graphique destinée à nous surprendre sans avoir le temps de nous lasser, ne l’est pas du tout, s’agissant d’un caractère d’édition ; car ce qui donne son sourire à la ligne, ce qui, littéralement captive et délecte le regard qui la suit, à tout le moins ce à quoi l’œil est accoutumé, et cela suffit peut-être, c’est le vivant contraste des pleins et déliés, sensiblement mesurés et justement placés ; la seconde certitude concerne plus spécialement le bas de casse, issu de cursives dont, de déformation en déformation, des générations de scribes ont imposé les formes abâtardies au typographe :
« Si paradoxal que cela puisse paraître, le caractère PEIGNOT n’est ni une « création » ni une « nouveauté » au sens commercial trop souvent donné à ces deux mots pour que nous ne redoutions les malentendus que leur imprécision ferait naître.
« En fait, nous présentons aujourd’hui au public un Alphabet dont la caractéristique essentielle n’est pas seulement d’avoir été dessinée, mais surtout conçu différemment de la multitude des autres caractères qui l’ont précédé… Son dessin n’a que l’intérêt – d’ailleurs très grand – d’une matérialisation, mais, s’il eût été différent, l’aspect de chaque lettre, comme celui de l’ensemble, s’en fût trouvé modifié sans que le principe essentiel, sans que l’idée même en fussent le moins du monde altérés.
« Il ne s’agit donc plus de recherches uniquement décoratives sur des thèmes ressassés, mais, bien au contraire, de la création d’un thème nouveau susceptible d’être ultérieurement utilisé comme point de départ de recherches décoratives que viendront influencer des modes ou des styles successifs.
« C’est dans une étude approfondie de l’évolution des formes des lettres à travers les siècles que nous avons d’abord acquis la certitude que le principe de cette évolution même se pouvait poursuivre logiquement.
« Ce même souci de simplification, de pureté et de logique qui aime les recherches dans tous les domaines de l’art contemporain nous fit constater que le son A ne se pouvait concevoir que de deux manières : soit sous la forme épigraphique A, soit sous sa forme cursive a, qui correspondent, l’une et l’autre, à une technique d’écriture essentiellement différente et que, de toute évidence, la conception épigraphique était beaucoup plus logiquement adaptée aux techniques de l’imprimerie que la cursive.
« Les constatations paléographiques qui se dégagent de l’album publié par MM. Mallon Marichal et Perrat et qui ont fait le thème du film de M. Mallon sur l’évolution de la lettre prouvent abondamment que la forme a bas de casse n’est autre, à son origine, que la forme A déformée à travers les siècles par les scribes jusqu’à l’invention de l’imprimerie… Celle-ci, soucieuse, à ses débuts, d’imiter les manuscrits adopta a minuscule, qui servit ensuite de thème à toute les déformations décoratives. Ce qui est vrai pour a minuscule l’est aussi pour un grand nombre de lettres. D’ailleurs, si c, i, o, s, u, v, x, y, ont la même forme originelle, dans leur aspect « capitales » et dans leur aspect « bas de casse », c’est uniquement parce que ces formes simples s’écrivaient facilement et que la main des scribes n’a pas éprouvé le besoin de les simplifier.
« Mais rien, dans la technique d’imprimerie, ne nous empêche de revenir aux formes bas de casse qui, avant peu, paraîtront aussi archaïques que les formes des caractères gothiques.
« Une seule condition s’impose, : le respect de la lisibilité ; or, de toute évidence, un texte en capitales est moins lisible qu’un texte en bas de casse. Pourquoi ? Mais uniquement parce que le mot prend une forme rectangulaire monotone qui n’offre à l’œil aucun point de repère. Or l’œil saisit la silhouette d’un mot, voire d’un groupe de mots ; il n’épelle pas chaque lettre, il ne décompose pas le mot en lettres, ce qui, au contraire, est le fait du correcteur.
« Cette habitude que l’œil a prise des longues du haut et du bas est de celles qui doivent être respectées, ce qui explique que dans PEIGNOT, nous avons conservé ces auxiliaires indispensables à une lecture facile. Aucune de ces longues du haut et du bas n’est cependant anachronique : L, B, F, sont des capitales atrophiés ; H,K, sont des capitales que leur haste adapte à la lecture ; P, Q, Y, sont des capitales dont la ligne est descendue. Seule de toutes les minuscules, d, de forme cursive, subsiste, mais dans l’état actuel des habitudes de la lecture, il est impossible de le concevoir autrement.
« Il se peut que ce principe nouveau heurte ; mais s’il est des habitudes respectables auxquelles il faut se plier, il en est d’autres qui se perdront facilement parce qu’elles n’ont aucune racine physiologique profonde dans l’individu. D’autres habitudes naîtront, et c’est parce qu’il en est ainsi que le Garamont ou le Didot eussent gêné l’œil des scribes du Moyen Age.
« Le rythme de l’évolution de la forme des lettres à travers les siècles est lent, mais cela n’implique pas que cette évolution ne se poursuive. Les scribes ont mis dix siècles à déformer la capitale des Romains ; l’imprimerie aura mis cinq siècles à influencer la forme fondamentale des lettres . » (67)
Pour le reste tout n’était plus qu’affaire de sensibilité et de talent, et l’on pouvait, sur ces points, faire confiance à Cassandre.
On l’a vu, comparée à la lettre minuscule, il n’avait jusqu’alors, jamais caché sa préférence pour la capitale, noble et majestueuse architecture construite avec l’équerre et le compas : choix d’esthète, appuyé sur l’esprit de géométrie plus que sur celui de finesse (68). Dans le PEIGNOT bas de casse, la substitution des capitales à toutes les lettres spécifiquement minuscules, les a, e, g, h, m, n, r et t, n’est pas la seule marque de cette préférence (69), et on voit bien qu’en dépit des affirmations qui présentent ces substitutions comme résultant d’une démarche où la « logique » tente de se fonder sur l’histoire, le choix esthétique de Cassandre était, avant cela, déjà déterminé, la forme de l’alphabet minuscule romain n’obéissant point dans sa totalité à ses critères de beauté.
Jusqu’à la grande réforme carolingienne de l’an 789 (70), l’écriture, entre les mains des scribes, a certes connu bien des hésitations, bien des allers et retours, bien des formes de transition. Mais, nécessaire à la propagation des idées dans tout l’Empire, cette réforme mettait un terme à l’approximation, voire à l’anarchie qui, durant près de dix siècles avaient sévi dans ce domaine.
C’était donc des réformes fixées par l’édit carolingien que Cassandre contestait l’authenticité. Mais, alors que la réforme s’était sagement contenté de choisir pour consacrer, dans une forme unifiée, des siècles de pratique écrite, ce qu’il proposait, lui, n’était rien moins, à l’échelle de l’écriture, qu’une révolution. Or, on le sait, ce n’est pas de violence que se nourrit son histoire, mais de lentes mutations (71) :
« … Il existe des convenances d’ordre affectif, de sorte que les caractères eux-mêmes et aussi leur disposition procurent à l’esprit des groupes humains qui les emploient certaines satisfactions, en concordance avec les tendances de cet esprit. L’écriture touche à l’art du dessin même alors qu’elle s’est définitivement écartée de ses origines pictographiques ; comme l’art elle intéresse la psychologie collective ou psychologie des peuples. Esthétique et psychologie sont matière délicates à toucher, et des dernières auxquelles on ait appliqué des méthodes scientifiques… » (72).
Dès lors que le PEIGNOT bas de casse négligeait par trop ces aspects psychologiques, il avait lui-même signé son arrêt de mort. De fait, c’est un caractère mort-né : il est sans emploi. Curieusement, les méfaits de la photocomposition s’y ajoutant (73), l’utilisation rarissime qui est faite semble le prédestiner, pour sa singularité structurelle, au titre, au sous-titre ou même au logotype, sans emploi qui le détourne, à l’évidence de sa destination d’origine.
Mais ce qui, dans l’affaire, prend figure de tragédie, c’est qu’il s’agit d’un beau caractère, élégant, sensible, admirablement proportionné et que, sans ces aspects subversifs, sans doute aurait-il été le véhicule typographique idéal de la pensée contemporaine.
En janvier 1936 le Muséum of Modern Art de New-York organise la première exposition des affiches de Cassandre en Amérique. Dans le catalogue, Ernestine M. Fantl écrit une brève introduction dont il n’est pas inutile de citer quelques lignes car elles situent cette exposition dans le contexte publicitaire américain de l’époque :
« L’affiche américaine n’a pas suivi l’évolution qu’elle a connu dans les autres pays, pour la qualité artistique, l’originalité de forme et la diversité des idées. Bien que l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie (sic) et la Suisse aient produit des œuvres intéressantes, c’est la France, berceau de l’affiche moderne, qui reste prédominante dans la création contemporaine…
« … En Amérique, les principales armes de la publicité restent le Sexe, les Chiffres, la Crainte. » (74)
Cassandre illustre idéographique ment la couverture de ce catalogue par un personnage allégorique dont le cerveau est traversé par une flèche plantée dans son œil, résumant ainsi ses conceptions publicitaires.
L’exposition frappa l’opinion de l’Amérique de la publicité sinon son public (75), au point qu’encouragé par quelques-uns de ses amis, Cassandre décidé, après avoir signé un contrat avec Harper’s Bazaar pour la création des maquettes de couvertures du magazine, d’aller passer l’hiver à New-York.
Féconde en rencontres importantes, la période étudiée ici est dominée par celle de Maurice Moyrand. Il est, en effet, tout d’abord à l’origine des premières affiches de Cassandre sur le thème du rail et l’on a vu qu’elles ont été une étape capitale de son œuvre. André Moyrand, son père, remplissait des fonctions importantes à la direction des Chemins de Fer du Nord, et c’est à ce titre qu’il chargea son fils de faire éditer une affiche pour le train Nord Express. M. Moyrand s’adressa à Cassandre dont il admirait le talent. C’est alors que prit naissance l’estime mutuelle que les deux hommes se portèrent. Doué de qualités exceptionnelles et, parmi elles, d’un dynamisme, d’une audace et d’une rage de convaincre sans pareil, il devint rapidement Agent général des Imprimeries L. Danel à Paris, puis fonda successivement la Compagnie Artistiques de Publicité et, avec Loupot et Cassandre, l’Alliance Graphique (1930). A l’origine des commandes de plus d’une quarantaine des affiches françaises de Cassandre et de quelques-unes de Loupot, il eut aussi le mérite de faciliter les débuts des plus jeunes (76). Bousculant les obstacles, il sut faire de l’Alliance Graphique le fer de lance de l’affiche moderne. Le malheur voulut qu’il se tua en voiture en septembre 1934 et comment s’étonner que Cassandre qui s’entendait à merveille avec lui ressentit cette disparition comme une perte irréparable (77) ?
C’est au cours de l’année 1927 que J. Th. Pick, alors à la tête des Éditions Nijgh en Van Ditmar de Rotterdam vint trouver Cassandre pour lui offrir sa collaboration commerciale. Leurs rapports furent si cordiaux qu’ils ne se limitèrent pas, de 1927 à 1931, à l’édition d’une dizaine d’affiches puisque J. Th. Pick fit avec sa femme de nombreux séjours dans la maison de Versailles, de même que Cassandre et sa mère, dans leur charmante propriété de Wassenaar près de La Haye.
Je ne suis pas en mesure de préciser, tant pis pour l’anecdote, si c’est à Etienne Nicolas lui-même, à Georges Draeger qui dirigeait alors avec ses frères la prestigieuse imprimerie de Montrouge, ou encore à Maurice Moyrand que l’on doit l’initiative du premier « prix courants » des Établissements Nicolas, celui de 1930, illustré et mis en page par Cassandre. Toujours est-il que ce premier pas marqua à la fois le début de sa collaboration avec les frères Draeger et Etienne Nicolas. Celui-ci, « le Père Nicolas », comme l’appelait mon père, traduisant ainsi avec une affectueuse familiarité le respect que lui inspirait le grand chef d’entreprise, au reste grand amateur de peinture et collectionneur éclairé des maîtres hollandais, était bien capable d’avoir par lui-même mesuré les qualités de graphiste du jeune Cassandre et estimé qu’il devait s’assurer sa collaboration dans le cadre des luxueuses publications dont il s’honorait de doter sa firme. Ainsi naquirent, en 1935, un autre « prix courants » illustré et mis en page par un Cassandre très grand-siècle, puis un troisième en 1937, orné de bois de Galanis, qui fut la première publication composée en caractère PEIGNOT. L’année précédente Cassandre s’était chargé de mettre en page le beau livre édité par Draeger pour NIcolas, « Mon Docteur le Vin », illustré d’aquarelles de Dufy (78). Mais sa collaboration avec l’imprimerie ne se borna pas à ces publications prestigieuses. Celles-ci édita en 1935 le magnifique livre de reproductions précédées d’une introduction signée de Blaise Cendrars, LE SPECTACLE EST DANS LA RUE, dans lequel elle revendiquait l’honneur d’imprimer les affiches de Cassandre. On verra qu’il poursuivra ces excellentes relations avec la firme, ce qui permit, par la suite, à d’autres projets de prendre corps.
C’est au printemps de 1935 que Cassandre fit à la fois la connaissance de Balthus et de sa peinture. La rencontre se fit, je crois m’en souvenir, grâce à Varia Karinska qui venait d’exécuter les costumes des Cenci. Mon père ne vit pas le spectacle d’Antonin Artaud pour lequel Balthus avait imaginé de beaux décors et dont la carrière fut, comme on le sait, fort brève. Mais la rencontre eut pour l’avenir professionnel de Cassandre une considérable importance. Si son admiration se portait alors sur Bonnard, Derain et Segonzac, la peinture de Balthus fut pour lui une révélation et, de surcroît, le personnage le subjugua. Son premier geste fut de lui commander un portrait de ma mère dont les séances de pose débutèrent durant l’été.
Année déterminante pour son avenir plus immédiat que 1935, puisque c’est au cours de cet été que, grâce à Gerald Kelly (79), Cassandre fit la connaissance du peintre américain Leslie Saalburg et de sa femme Lola. Rencontre d’autant plus féconde qu’hormis la durable amitié dont il se lia avec l’un et l’autre, elle devançait d’un an et préparait en quelque sorte son départ pour les États-Unis. Il n’est pas douteux que sa relation amicale avec Leslie Saalburg, à qui ses activités d’illustrateur et de publicitaire permettaient de partager son temps entre l’Amérique et la France, fut pour Cassandre une raison de plus pour aller tenter sa chance Outre-Atlantique et cela est tellement vrai que, dès son arrivée à New-York en automne 1936, Leslie Saalburg, son frère Allen, peintre également, Jean Lurçat et Cassandre travaillèrent plusieurs mois dans le même atelier.
Mais peu de temps avant de s’embarquer pour l’Amérique, il avait passé l’été non loin de Milan, à Ghiffa, sur les bords du Lac Majeur. Il ne s’agissait pas de vacances, il n’en prenait jamais ! Mais, dans l’Italie mussolinienne de 1936, le régime interdisait aux firmes nationales de passer des commandes à des artistes français (80), et celui qui devait devenir son éditeur dans ce pays, Augusto Coen, avait tourné la difficulté en l’appelant en Italie pour le faire travailler durant ces quelques mois d’été. Les trois affiches italiennes de 1936 ont été composées à Ghiffa, avec la collaboration de Savignac qui était son assistant depuis plusieurs années et l’avait suivi fidèlement. Pour obtenir le visa de parution de la toute puissante ENIT les affiches durent être signées du monogramme transparent A.M.C.
Henri Mouron, AM.CASANDRE, 1984.
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CHAPITRE 3 : LE DÉSENCHANTEMENT