
A.M.CASSANDRE : PORTRAIT D'UN VISIONNAIRE SOLITAIRE
Adolphe-Marie Mouron, dit Cassandre, demeure l'une des figures les plus fascinantes de l'art graphique moderne. Ce créateur révolutionna son époque tout en restant profondément inadapté à ses mutations.
À travers l'étude de son œuvre et les témoignages de ses contemporains, se dessine le portrait d'un homme dont l'exigence absolue forgea autant sa grandeur que sa tragédie. De l'affiche révolutionnaire du Bûcheron aux innovations typographiques, des décors mozartiens d'Aix-en-Provence aux dernières recherches sur l'écriture, Cassandre traça une voie singulière.
Ce portrait révèle comment un jeune bourgeois cosmopolite devint le prophète de la communication visuelle moderne, avant de sombrer dans une mélancolie créatrice. Plus qu'un parcours artistique, c'est le portrait d'un visionnaire qui paya le prix de son refus des compromis et de son avance sur l'Histoire.
I. Le prophète de l'image moderne
L'aristocrate de la forme
Un héritage cosmopolite forgé par l'Histoire
Né le 24 janvier 1901 à Kharkov en Ukraine, dans cette bourgeoisie cosmopolite qui navigue entre l'Empire russe et la République française, Adolphe-Marie Mouron hérite d'une culture où l'excellence n'est pas une option mais une évidence. Son père, importateur de vins de Bordeaux, a bâti une fortune considérable sous le régime tsariste, offrant à sa famille cette aisance matérielle qui permet tous les raffinements intellectuels.
Le jeune Mouron grandit dans un univers biculturel privilégié. Chaque année, la famille effectue de longs séjours parisiens dans leur appartement du 35 rue de Naples, dans le très bourgeois quartier de l'Europe. Cette double appartenance - slave par la naissance, française par l'éducation - forge chez lui cette capacité unique à synthétiser les influences contradictoires qui marquera toute son œuvre.
Lorsque la Révolution de 1917 balaye les affaires familiales et contraint la famille à l'exil définitif, le jeune homme n'y voit pas une catastrophe mais une libération : celle de pouvoir enfin inventer son destin. Cette rupture fondatrice le libère des pesanteurs sociales et lui offre cette liberté créatrice que n'auront jamais ses contemporains issus de dynasties artistiques établies.
La formation d'un esprit géométrique
Au lycée Condorcet, établissement formateur de toute une élite républicaine éclairée, Mouron se distingue par son goût précoce pour les mathématiques et la géométrie. Cette formation cartésienne, complétée par des études à l'académie Julian et des cours d'architecture, structure définitivement son approche créatrice.
L'architecture devient sa passion première : "l'art que je préfère entre tous", écrira-t-il plus tard. Il assimile Vitruve, étudie le nombre d'or chez Matila Ghyka, lit Le Corbusier. Cette formation autodidacte lui donne les outils conceptuels qui manquent à la plupart de ses confrères affichistes, formés dans la tradition artisanale de la lithographie.
Le choix prophétique d'un nom
Le choix du pseudonyme révèle déjà tout : Cassandre, cette prophétesse grecque dont les prédictions vraies n'étaient jamais crues. Prescience troublante d'un homme qui passera sa vie à voir plus loin que ses contemporains, condamné à l'incompréhension par son avance sur son époque. Ce nom, qu'il accolera d'abord mystérieusement à son patronyme jusqu'en 1928 avant de l'adopter définitivement, révèle une conscience aiguë de son destin d'incompris.
Cette référence mythologique n'est pas anodine : elle révèle chez le jeune homme une culture classique rare dans le milieu publicitaire de l'époque, mais aussi cette lucidité douloureuse de celui qui pressent qu'il devancera toujours son temps. Maximilien Vox, qui l'a côtoyé dans sa jeunesse, le décrit comme "un garçon de taille petite mais robuste, le front clair, les yeux profonds, souriant mais parlant peu, tantôt rêvant, tantôt calculant".
Un laboratoire de la modernité
Dans sa villa de Versailles, conçue avec Auguste Perret entre 1924 et 1925, chaque espace obéit à ses principes de composition géométrique. Ce choix d'Auguste Perret plutôt que Le Corbusier révèle sa philosophie : il préfère le maître du béton armé qui prône la sincérité constructive à l'apôtre de la machine à habiter. Perret, qui affirme que "l'art décoratif est à supprimer... Là où il y a de l'art véritable il n'y a pas besoin de décoration", partage sa vision puriste.
Son atelier, aménagé au rez-de-chaussée, frappe tous les visiteurs par son dépouillement radical. Louis Chéronnet le décrit en 1926 : "Murs nus de ciment gris clair, dalles toujours propres, ainsi qu'en un hall de centrale électrique. Un radiateur, une glace sans cadre comme éléments décoratifs." Cet espace incarne sa philosophie : seule la fonction prime, l'ornement devient crime contre l'efficacité.
Sur sa table d'architecte, point d'outils de peintre mais "des instruments précis d'architecte : équerres, compas, règles, rapporteur". Cette approche scientifique de la création graphique révolutionne les méthodes traditionnelles de l'affichage, encore largement artisanales.
L'invention du langage publicitaire
1923 : Le Bûcheron fait l'effet d'une bombe dans le petit monde de la réclame française. À vingt-deux ans, Cassandre invente littéralement l'affiche moderne, rompant avec un demi-siècle de tradition illustrative héritée de Chéret et Mucha. Mais ce que l'histoire retient moins, c'est l'audace visionnaire d'Hachard acceptant "l'invendable mais prodigieusement publicitaire".
Cette révolution esthétique s'appuie sur une méthode rigoureuse. Cassandre raconte : "Afin de rendre avec quelque vraisemblance le geste d'un abatteur d'arbres, j'ai parcouru en tous sens la forêt de Montmorency. Surtout, j'ai fait à foison des études d'après un athlète... Une fois imprégné de mon sujet, j'ai pris congé de cette documentation préalable et j'ai librement schématisé le bonhomme et son arbre."
Cette complicité entre l'artiste et son commanditaire révèle une époque bénie où l'on pouvait encore prendre des risques esthétiques. Hachard, jeune éditeur publicitaire dynamique, pressent le génie : il offre immédiatement un contrat d'exclusivité au jeune créateur, pariant sur l'avenir contre l'évidence commerciale immédiate.
Un impact révolutionnaire
L'impact dépasse toute prévision. L'affiche obtient le premier prix de sa catégorie à l'Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925, consacrant officiellement cette révolution esthétique. Bernard Champigneulle se souvient en 1950 : "C'est en 1923 que je vis sur les murs de Paris cette affiche percutante et, à cette époque, insolite où dans un rayonnement d'étrange lumière, un bûcheron vigoureux abattait un arbre à la cognée."
Mais la vraie révolution dépasse l'affiche elle-même. Pierre Andrin, observateur attentif de la scène publicitaire, note dans L'Affiche: "les moins initiés aux choses publicitaires comprirent qu'une révolution venait de s'accomplir dans l'art de l'affiche." Une image qui traverse les générations, gravée dans la mémoire collective, prouvant que l'art populaire peut atteindre à l'universel quand il allie audace formelle et justesse conceptuelle.
Cette première réussite établit définitivement la méthode cassandrienne : synthèse documentaire, construction géométrique, stylisation symbolique. Une approche qui transforme l'artisan en ingénieur de l'image, l'illustrateur en architecte de la communication.
L'aristocrate de la forme vient de naître.
II. Le génie de la synthèse
L'architecte de l'émotion
Vers 1930, au sommet de sa maturité créatrice, Cassandre théorise sa révolution avec une clarté saisissante qui révèle l'ampleur de sa réflexion esthétique. L'affiche doit résoudre trois problèmes simultanés : optique (être vue), graphique (être comprise), poétique (émouvoir). Cette trinité conceptuelle transforme définitivement la réclame artisanale en communication scientifique.
Dans son manifeste pour L'Art international d'aujourd'hui, il proclame : "L'affiche n'est plus un tableau mais devient une machine à annoncer". Cette formule révolutionnaire, inspirée de l'esthétique industrielle de l'époque, brise le lien traditionnel entre arts décoratifs et beaux-arts. Cassandre invente le design graphique moderne en substituant à l'intuition artistique une méthode rationnelle de construction de l'image.
La méthode scientifique appliquée à l'art
Cette vision mécaniste, profondément influencée par Le Corbusier et l'esprit nouveau, révolutionne l'approche publicitaire. Cassandre ne décore plus, il construit. Chaque affiche devient le résultat d'une équation complexe où entrent en jeu les lois de la perception optique, les règles de lisibilité typographique et les mécanismes de l'émotion esthétique.
Sa méthode repose sur l'utilisation systématique du tracé régulateur hérité de l'architecture classique. Vitruve, Palladio, le nombre d'or de Matila Ghyka : toute cette science des proportions nourrit son approche. Mais là où l'architecture classique cherchait l'harmonie, Cassandre vise l'efficacité communicationnelle. "Fidèle à ma méthode géométrique ou, plus exactement, architecturale, je m'efforce d'assurer à mes affiches un 'plancher des vaches' indéformable", explique-t-il en 1926.
La révolution conceptuelle
Plus radical encore : Cassandre découvre la dimension poétique de la publicité. Là où ses contemporains se contentent d'informer, il cherche à émouvoir. "Image liée à un mot (ou un nom), le but d'une affiche est de créer autour de cette image-mot une série d'associations d'idées très simples et des associations d'idées qui ne sauraient être oubliées", théorise-t-il.
Cette approche symbolique transforme l'affiche en métaphore visuelle. Le Bûcheron ne vend pas seulement des meubles : il incarne la force créatrice qui transforme la matière brute en objet d'art. L'Intransigeant ne fait pas que promouvoir un journal : il symbolise l'information moderne dans sa dimension quasi mystique.
Les chefs-d'œuvre ferroviaires
La rencontre décisive avec Maurice Moyrand
La collaboration avec Maurice Moyrand, jeune et dynamique directeur commercial des Chemins de fer du Nord, marque l'apogée créateur de Cassandre. Cette complicité entre deux hommes de la même génération (Moyrand n'a que 23 ans) libère totalement l'artiste des contraintes commerciales habituelles. R.L. Dupuy salue dans Vendre cette audace révolutionnaire : "Il s'est trouvé un homme pour vendre à la Compagnie du Nord deux affiches de Cassandre. N'en doutez pas, cet homme est un héros."
Nord-Express : la symphonie de l'acier
Nord-Express (1927) synthétise magistralement machine et vitesse dans une vision quasi futuriste qui révolutionne l'iconographie ferroviaire. Cassandre invente un langage visuel inédit : "des roues, une bielle, une fumée", résume R.L. Dupuy, mais cette simplicité apparente cache une construction d'une sophistication extrême.
L'innovation conceptuelle tient à l'angle de vue : l'œil du spectateur est placé au niveau des rails, approche cinématographique qui permet d'exagérer la taille des roues et de l'embiellage. Cette vision en contreplongée, empruntée au cinéma d'avant-garde, transforme la locomotive en monument de l'ère industrielle.
Le traitement chromatique révèle la maîtrise technique de Cassandre : les dégradés d'aérographe évoquent majestueusement l'acier dans une palette de gris qui fait de cette affiche un manifeste de l'esthétique industrielle. Henri Mouron analyse : "C'est grâce à une pratique beaucoup plus personnelle du tracé perspectif qu'est né le résultat recherché."
L'Étoile du Nord : métaphysique de l'évasion
L'Étoile du Nord (1927) transforme l'invitation au voyage en métaphysique de l'évasion. Cette composition, d'une simplicité apparente trompeuse, révèle à l'analyse une complexité constructive stupéfiante. Cassandre renverse ici toutes les conventions : au lieu de montrer la destination, il évoque le départ ; au lieu de rassurer, il mystifie.
La perspective inversée, avec son point de fuite unique vers l'étoile placée au centre géométrique de l'image, crée un effet d'aspiration visuelle irrésistible. Cette "invitation au voyage" baudelairienne transcende la simple réclame ferroviaire pour atteindre à la poésie pure.
Un dessin préparatoire conservé révèle le processus créatif : Cassandre avait d'abord imaginé une boussole au premier plan, puis, comprenant que cette solution déséquilibrait la composition, déplaça l'étoile vers la gauche pour créer cette harmonie parfaite entre symbolisme et géométrie.
L'impact révolutionnaire
R.L. Dupuy, critique de Vendre, saisit immédiatement la portée de cette révolution : "en pleine gare du Nord, alors qu'ils songent en général à se hâter vers la sortie, de nombreux voyageurs s'arrêtent devant cette affiche et la regardent avec attention." L'image publicitaire accède au statut d'œuvre d'art, brisant définitivement la hiérarchie traditionnelle entre arts majeurs et arts appliqués.
Cette reconnaissance populaire spontanée valide la théorie cassandrienne : une image techniquement parfaite et conceptuellement juste peut toucher simultanément l'élite cultivée et le grand public. L'Art vivant consacre cette révolution en 1926 sur une double page titrant : à gauche "L'Antiquité" (trois affiches conventionnelles), à droite "Les temps modernes" (les deux créations de Cassandre).
Dubonnet : l'invention du storytelling
La génèse d'une révolution narrative
1932. Avec "Dubo-Dubon-Dubonnet", Cassandre franchit une nouvelle étape décisive : il invente le récit publicitaire moderne. Cette intuition géniale naît, selon le témoignage de Mune Satomi, dans son atelier de Versailles : "J'étais avec Loupot dans l'atelier de Cassandre quand soudain l'idée lui vint et il se mit à danser de joie."
Ce triptyque narratif transforme l'affiche en petit cinéma, préfigurant nos techniques contemporaines de communication. Cassandre transpose à l'image fixe les acquis du montage cinématographique, créant une séquence temporelle dans l'espace bidimensionnel de l'affiche.
La révolution du personnage publicitaire
Le petit bonhomme au chapeau melon incarne une révolution dans la création de personnages publicitaires. Contrairement aux mascottes traditionnelles (Bibendum, Nectar), statiques et purement décoratives, le personnage de Dubonnet évolue, se transforme, vit une histoire.
Cassandre explique sa démarche : "incarnation de Monsieur-Tout-le-Monde" selon Marcel Zahar, ce personnage anonyme permet à chaque spectateur de s'identifier. La bonhomie, la jovialité, l'humour - registres jusque-là étrangers à l'univers cassandrien - révèlent un créateur capable de renouveler totalement son langage.
Un succès phénoménal
Le succès dépasse toute attente. Le petit bonhomme au chapeau melon rivalise avec Mickey Mouse en popularité, selon Ernestine Fantl qui lui reconnaît "le charme universel de Mickey Mouse". Arts et Métiers graphiques salue cette "transposition sur le plan graphique de la technique du cinéma. Le développement simultané de la lettre et de l'image, leur décomposition en trois étapes, nous fait penser plus encore à ce que pourraient être les dessins animés."
Cassandre vient d'inventer le storytelling moderne : cette technique narrative qui structure aujourd'hui toute la communication de marque trouve ici sa première expression aboutie. La séquence Dubonnet préfigure nos spots publicitaires contemporains avec une efficacité que le temps n'a pas altérée.
L'héritage conceptuel
Cette réussite valide définitivement la méthode cassandrienne : allier rigueur constructive et dimension poétique. E. Couchinoux dans Vendre salue "ce brelan d'affiches avec lequel l'artiste est sorti, définitivement semble-t-il, de la manière qui fit sa célébrité."
Plus profondément, Dubonnet révèle la capacité de Cassandre à révolutionner ses propres codes. Capable de passer de l'esthétique industrielle du Nord-Express à l'humour populaire de Dubonnet, il prouve que le génie créateur transcende les catégories stylistiques.
Cette plasticité conceptuelle, rare chez les créateurs de cette envergure, explique la richesse de son œuvre et son influence durable sur l'art graphique moderne.
III. Le typographe révolutionnaire
La passion fondatrice de la lettre
Dès ses premiers succès dans l'affiche, Cassandre développe une obsession qui le distingue radicalement de ses contemporains : la primauté absolue de la lettre dans la communication visuelle. Cette conviction, formulée dès 1926, structure toute sa démarche créatrice : "Trop longtemps méconnue ou sous-estimée de nos prédécesseurs, la lettre joue en effet dans l'affiche le rôle capital... C'est autour du texte que doit tourner le dessin et non inversement."
Les racines historiques d'une révolution
Cette passion typographique s'enracine dans une vision historique radicale. Contrairement à ses contemporains qui acceptent l'héritage du XIXe siècle, Cassandre développe une théorie révolutionnaire : seules les capitales romaines et les petites capitales carolingiennes constituent l'essence pure de l'écriture occidentale. Les minuscules ne sont à ses yeux que "la déformation manuelle de la lettre monumentale, une abréviation, une altération cursive imputable aux copistes".
Cette position, qu'il maintiendra avec une constance remarquable jusqu'à sa mort, révèle un purisme esthétique qui refuse les compromis de l'évolution historique. Formé par l'étude de Vitruve et fasciné par l'épigraphie antique, Cassandre rêve de restaurer la lettre dans sa perfection originelle, débarrassée des scories accumulées par quinze siècles d'usage pratique.
Bifur : révolution de la lettre
La rencontre décisive avec Charles Peignot
La rencontre avec Charles Peignot, héritier de la prestigieuse fonderie Deberny-Peignot et directeur de la revue Arts et Métiers Graphiques, ouvre à Cassandre un territoire d'expérimentation inédit. Peignot, homme de culture et militant moderniste, partage sa conviction que la typographie française doit se renouveler face à la concurrence allemande du Bauhaus.
Leur collaboration naît d'une convergence intellectuelle exceptionnelle. Peignot témoigne : "Après plusieurs contacts et de nombreuses conversations, l'un comme l'autre influencés par les théories de Kandinsky et l'école de Dessau, convaincus que la création typographique pouvait elle aussi s'épurer, nous avons été d'accord pour entreprendre le Bifur."
La théorie révolutionnaire
Bifur applique les principes cubistes à l'alphabet selon une logique implacable : "supprimer de chaque lettre ce qui est inutile à la distinguer des autres". Cette approche, révolutionnaire dans le domaine typographique, transpose à l'écriture les découvertes de l'art moderne. Cassandre invente littéralement la typographie cubiste, démontrant que les avant-gardes peuvent irriguer tous les domaines de la création.
Le processus créatif révèle sa méthode : chaque lettre est réduite à ses éléments structurels essentiels, supprimant tout ornement superflu. Le résultat produit un alphabet d'une radicalité saisissante, où chaque caractère devient pure géométrie fonctionnelle. Jérôme Peignot y voit justement "l'introduction dans le signe graphique du choc sensoriel".
Le lancement et ses ambiguïtés
La plaquette de lancement révèle autant le génie que les limites de Cassandre. D'un côté, un petit chef-d'œuvre de mise en page utilisant l'aluminium, des films intercalaires colorés et des découpes sophistiquées. De l'autre, un texte de présentation d'un lyrisme excessif qui dessert le projet : "Il est né prédestiné pour entrer dans une page telle la danseuse étoile dans le nimbe des projecteurs" ou encore "ce n'est certes point parce qu'il est habillé d'une façon excentrique, mais bien parce qu'il se promène tout nu".
La résistance critique
La critique, désorientée, attaque sur la forme pour éviter le débat de fond. R.L. Dupuy dans Vendre assassine le projet avec une ironie féroce : "Bifur se présente à nous nanti d'une déclaration en bonne et due forme dont on se demande seulement avec inquiétude, si elle est davantage un panégyrique ou un manifeste 'dada'."
Cette attaque révèle l'incompréhension fondamentale de l'époque face aux innovations typographiques. Dupuy poursuit : "Quant à la difficulté d'utiliser Bifur – tout en capitales et aride à déchiffrer – nous n'en saurions faire grief à son auteur, puisqu'il nous dit lui-même l'avoir dessiné pour n'imprimer qu'un mot 'un mot tout seul, un mot-affiche'."
L'héritage méconnu
L'incompréhension révèle l'avance de Cassandre sur son époque. Ce que Dupuy moque comme "dada" était en réalité une révolution typographique visionnaire, simplement en avance sur son temps. L'influence de Bifur dépasse largement son succès commercial limité : Marcel Jacno témoigne de son impact déterminant : "Bifur m'a donné l'envie impérieuse d'en faire autant. Peut-être, comme lui, par goût de la modernité et de la machine."
Bifur libère la création typographique française en prouvant que l'innovation radicale est possible. Charles Peignot, philosophe après l'échec commercial, reconnaît : "C'était la rupture quelque peu scandaleuse dans un art et un milieu particulièrement traditionnalistes, qui démolissait quelques tabous et eut le mérite de nous libérer nous-mêmes."
Le Peignot : l'utopie typographique
Le contexte de l'Exposition de 1937
Pour l'Exposition internationale des arts et techniques de la vie moderne, Cassandre tente sa révolution la plus ambitieuse avec Le Peignot. Le contexte est crucial : face à la montée des totalitarismes et à la concurrence typographique allemande (Futura de Paul Renner), la France cherche à affirmer son génie créateur.
Charles Peignot mise gros sur ce projet qui porte le nom de sa famille. L'exposition devient vitrine : signalétique, invitations, documentation officielle utilisent massivement le nouveau caractère. Les citations de Paul Valéry gravées au fronton du Palais de Chaillot consacrent officiellement cette création.
La théorie historique controversée
Fidèle à son obsession des petites capitales romaines, Cassandre veut réformer l'écriture occidentale en s'appuyant sur les travaux du paléographe Jean Mallon. Cette collaboration scientifique légitime sa démarche : Mallon soutient que toutes les écritures romaines dérivent de la capitale calligraphiée par transformation continue.
Le projet révèle l'ampleur de l'ambition cassandrienne : rien moins que révolutionner quinze siècles d'évolution typographique occidentale. Peignot publie un album paléographique et produit même un film, La Lettre, pour soutenir cette théorie. L'investissement intellectuel et financier révèle la conviction partagée des deux hommes.
La solution de compromis et ses limites
Conscient des résistances prévisibles, Cassandre accepte un compromis qui affaiblit sa proposition : il crée de pseudo-minuscules en rallongeant certaines lettres (l, b, t, h, k, p, q, y) tout en conservant les petites capitales pour le reste. Cette demi-mesure, rarement efficace en création, condamne le projet à l'incompréhension.
Le résultat révèle les limites du génie théoricien : techniquement irréprochable, esthétiquement séduisant, Le Peignot se révèle pratiquement illisible pour les textes longs. Les capitales, d'une rare qualité, confirment le talent du créateur, mais l'ensemble ne fonctionne pas.
L'échec et ses enseignements
L'échec est cuisant. Un seul critique défend timidement le caractère. Bernard Champigneulle, dans le catalogue de l'exposition Cassandre de 1950, salue tardivement cette innovation sans prendre de risques. La presse spécialisée reste hostile : Le Courrier Graphique tranche définitivement : "un texte qui mélange les capitales et les bas de casse est encore moins lisible qu'un texte en capitales."
Les fondeurs comprennent l'impasse commerciale. Hervé Colas, imprimeur expérimenté, formule la condamnation sans appel : "un caractère d'imprimerie ne doit pas être le résultat d'une théorie." Cette phrase résume le malentendu fondamental entre l'approche esthétique de Cassandre et les exigences pratiques de la typographie de labeur.
L'héritage paradoxal
Cassandre paie là son refus du compromis mais ouvre paradoxalement la voie à l'avenir. Le Peignot, cantonné à l'édition de luxe, influence durablement la création typographique française. Roger Excoffon reconnaît : "J'étais jeune, je voulais faire quelque chose de différent, et j'ai fait avec ce caractère le Chambord du 'sous-Peignot'. Il faut dire que comme tous les artistes de ma génération, j'étais fasciné par Cassandre."
Plus profondément, l'échec du Peignot révèle les limites sociologiques du génie cassandrien. Capable de révolutionner l'image, il se heurte aux structures anthropologiques profondes de la lecture. Jérôme Peignot formule le paradoxe : "Après quatre années d'efforts pour parachever son caractère, Cassandre est tout de même parvenu à en avoir raison. À elle seule, cette prouesse fait de son alphabet un jalon historique de l'écriture."
La révolution typographique cassandrienne annonce l'ère numérique où la libération des contraintes techniques permettra enfin l'épanouissement de ses intuitions visionnaires. Son échec temporel masque une victoire historique : avoir démontré que la lettre peut être repensée radicalement sans perdre sa fonction communicationnelle.
IV. L'épreuve américaine
Les prémices d'un malentendu
La consécration muséale inespérée
Janvier 1936. Le Museum of Modern Art de New York organise la première exposition consacrée à des affiches dans ses murs prestigieux, honneur insigne pour un art encore considéré comme mineur. Cette reconnaissance institutionnelle place Cassandre au sommet de la hiérarchie artistique internationale : vingt-deux affiches et quatre gouaches originales révèlent au public américain l'ampleur de son génie.
Stanley Resor, dirigeant de l'agence J. Walter Thomson et membre du conseil d'administration du MoMA, orchestre cette consécration en faisant don des pièces majeures : Triplex, l'Angleterre et surtout la grande Nicolas avec ses bandeaux.
Cette générosité révèle l'admiration de l'élite cultivée américaine pour l'art graphique français.
L'ironie de l'histoire veut que Cassandre conçoive pour le catalogue une couverture d'une violence inouïe : sur fond rouge, un personnage reçoit une gigantesque flèche dans l'œil. Cette image prémonitoire annonce les blessures que lui infligera
l'Amérique : incompréhension du grand public, échecs commerciaux répétés, isolement créateur.
L'accueil des professionnels
Charles Coiner, directeur artistique de l'agence Ayer, l'attend sur le débarcadère avec un contrat pour la Container Corporation of America. Cette réception princière illustre l'attente considérable que suscite sa venue : l'Amérique publicitaire espère que le génie français va révolutionner ses méthodes.
Alexey Brodovitch, son alter ego russe émigré devenu directeur artistique de Harper's Bazaar, lui confie immédiatement les couvertures de ce magazine de mode à la pointe de la sophistication. Cette commande de prestige, renouvelée pendant plus de deux ans, témoigne de l'estime de l'establishment culturel new-yorkais.
New York : laboratoire de la désillusion
L'incompréhension culturelle
1936-1938. L'expérience américaine révèle les limites sociologiques du génie cassandrien. Formé dans la culture européenne de l'entre-deux-guerres, nourri de références classiques et d'esthétique avant-gardiste, Cassandre se heurte à un public forgé par d'autres codes visuels.
Ses créations pour Harper's Bazaar atteignent des sommets de sophistication : quarante-deux couvertures déclinent son univers graphique avec une liberté totale. Ces œuvres constituent un inventaire exhaustif de son génie : jeux d'échelle surréalistes, symboles récurrents (œil, main, cœur), perspectives trafiquées, effets cinématographiques.
Mais l'Amérique profonde reste hermétique à son approche élitiste. Le fossé culturel se révèle infranchissable : là où Cassandre voit sophistication conceptuelle, le public américain ne perçoit qu'hermétisme européen. Cette incompréhension systématique ébranle profondément un créateur habitué à la reconnaissance immédiate.
L'échec Ford : symbole d'un malentendu
L'échec de Ford symbolise ce malentendu fondamental. "Watch the Fords go by" avec son œil géant déroute un public habitué à voir la voiture dans l'affiche. Cette création, d'une modernité saisissante pour un regard européen contemporain, transgresse tous les codes de la publicité automobile américaine.
Charles Coiner avait pourtant prévu cette incompréhension. Dans Fortune de mars 1937, il tente de préparer les annonceurs : "Si vous pensez que M. Cassandre prend le subconscient trop au sérieux, souvenez-vous que ses idées sont solidement fondées... Si vous le trouvez trop 'artistique', prenez au sérieux l'impression qu'a M. Cassandre que le peuple américain a une soif plus intense et non satisfaite en ce domaine que les Européens ne l'ont eue depuis le XVIIIe siècle."
Cette incompréhension blesse profondément un créateur persuadé de détenir les clés de la modernité. L'Amérique, laboratoire de la démocratie de masse, révèle les limites de l'élitisme cassandrien. Ses innovations formelles, applaudies par les cercles cultivés, échouent à convaincre le grand public qui reste le véritable arbitre du succès commercial.
Les succès d'estime
Paradoxalement, ses créations les plus sophistiquées rencontrent un écho favorable. La Container Corporation of America lui commande une série d'annonces illustrant des concepts abstraits : "Strength and Beauty", "Unity", "Integration". Cette liberté conceptuelle totale permet à Cassandre de déployer son talent symbolique sans contraintes commerciales directes.
Fortune lui offre une tribune exceptionnelle en publiant quatre projets d'affiches destinés à séduire de potentiels annonceurs. Ces créations révèlent un Cassandre influencé par le surréalisme : "Say it with Flowers" joue sur les perspectives impossibles, "Newspaper" associe une main en papier journal à un globe terrestre sur fond d'étoiles.
Mais aucun annonceur ne manifeste d'intérêt pour ces propositions révolutionnaires. Le fossé entre sophistication esthétique et efficacité commerciale se révèle infranchissable dans le contexte américain de l'époque.
La solitude créatrice
Marcel Jacno, exilé comme lui, témoigne de sa solitude new-yorkaise avec une lucidité cruelle : "Sa peinture était froide et inefficace. C'était sans doute cette impuissance qui le rongeait car il ne l'ignorait pas, d'où sans doute son humeur." Cette observation révèle la double peine cassandrienne : échec commercial et stérilité picturale.
Les soirées new-yorkaises révèlent son inadaptation sociale. L'anecdote rapportée par Lola Saalburg illustre son dégoût des mondanités américaines : une maîtresse de maison le fait peindre en spectacle avec De Chirico devant ses invités. Cette instrumentalisation de l'art révulse un créateur habitué au respect de l'establishment culturel français.
Jacno témoigne de cette déprime : "Les Français d'Outre-Atlantique se comportaient comme des explorateurs au milieu du désert... Je ne le vis heureux et détendu qu'une seule fois... un jour, je conviai Cassandre à un pot-au-feu bien français... Ce jour-là, la triste figure de Cassandre s'éclaira d'un bonheur sans arrière-pensée."
L'effondrement créateur
L'échec commercial devient échec existentiel. Cassandre, habitué à la maîtrise absolue de son art, découvre les limites de son génie face à une culture qui lui échappe. Cette première faille dans son assurance créatrice amorce la dépression qui ne le quittera plus.
Sa production picturale s'avère décevante : toiles détruites les unes après les autres, impuissance technique révélée par l'exil. Herbert Matter, photographe suisse installé à New York, réalise ses portraits dans Central Park : ces images révèlent un homme vieilli, marqué par l'épreuve américaine.
Le retour : naissance du misanthrope
La transformation psychologique
1938. Cassandre rentre en France transformé. Tous les témoignages convergent : l'homme qui avait conquis l'Europe par son génie créateur revient de New York définitivement changé. Plus sombre, plus critique, commençant cette longue descente vers la mélancolie qui ne le quittera plus.
Savignac, qui le retrouve après cette épreuve, note immédiatement la transformation : "il était devenu irritable. Mais comme nous ne nous voyions pas souvent, je n'avais pas de raison de l'agacer beaucoup. Quoiqu'avec lui, on ne savait jamais sur quel pied danser." Cette instabilité caractérielle nouvelle révèle les séquelles psychologiques de l'échec américain.
Le testament désabusé
Son bilan désabusé, rédigé en 1937, résonne comme un testament artistique d'une amertume saisissante : "Quant à moi, j'avais cru autrefois sentir une vie intense dans la publicité et qu'elle permettrait une intervention constante dans le déroulement des jours et de la société, qu'elle serait pour moi un moyen d'exprimer une certaine forme d'activité."
Cette désillusion révèle l'ampleur de ses espoirs déçus. Cassandre avait cru pouvoir révolutionner la communication de masse en appliquant les principes de l'art moderne. L'Amérique lui démontre l'impossible réconciliation entre sophistication esthétique et efficacité commerciale populaire.
Il poursuit sa critique avec une lucidité cruelle : "Malheureusement je me suis rendu compte peu à peu qu'elle était en fait uniquement dominée par des intérêts particuliers et qu'elle s'opposait à tout instant à la question de propagande... Et la publicité en est réduite à se servir de l'art comme elle se sert d'autres moyens tels que l'érotisme, etc. L'art est ici toujours la dupe."
La condamnation de la société de consommation
L'expérience américaine lui révèle la vraie nature du capitalisme moderne. Il cite un exemple révélateur : "ce grand magasin de la 5e Avenue à New York, où l'on voyait un service de table avec assiettes, lingerie, etc., comportant des fragments reproduits de toiles de Cézanne. Ce n'était là qu'un simple argument pour favoriser la vente."
Cette instrumentalisation de l'art par le commerce révulse un créateur formé dans l'idéal européen de l'art pour l'art. L'Amérique lui fait découvrir les limites éthiques de son engagement publicitaire : peut-on servir la beauté en servant le commerce ?
Sa conclusion révèle l'ampleur de la désillusion : "Si aujourd'hui j'ai peu à peu abandonné la publicité pour me consacrer seulement à la peinture, c'est parce que j'étais ulcéré de cette constante confusion des valeurs qu'on ne peut guère empêcher dans l'état actuel des choses... Et je renonce à ce que j'avais cru un moment, c'est-à-dire qu'on pouvait se servir des moyens grossiers de l'affiche pour atteindre les fibres les plus profondes du spectateur."
L'héritage de l'échec
L'épreuve américaine forge définitivement le caractère de Cassandre. Cet échec, douloureux sur le moment, révèle rétrospectivement sa grandeur : refusant les compromis esthétiques, il préfère l'insuccès à la médiocrité. Cette intransigeance, socialement inadaptée, garantit l'intégrité de son œuvre.
Plus profondément, l'expérience new-yorkaise anticipe les débats contemporains sur l'art et la mondialisation, l'élitisme culturel et la démocratie de masse. Cassandre découvre, soixante ans avant l'heure, les apories de la culture globalisée : comment préserver la sophistication créatrice dans une économie de masse ?
Cette question, sans réponse satisfaisante à l'époque, explique la modernité persistante de son questionnement. L'échec américain de Cassandre préfigure les dilemmes actuels du design graphique confronté aux exigences contradictoires de l'innovation esthétique et de l'efficacité commerciale mondiale.
V. Théâtre : l'architecte de l'illusion
Les prémices d'une vocation
La prophétie de Diaghilev
Dès 1929, Serge de Diaghilev pressent le génie scénographique de Cassandre et projette de lui confier décors et costumes pour un ballet sur une musique d'Hindemith. Cette intuition visionnaire du créateur des Ballets russes révèle l'évidence d'une vocation théâtrale chez l'affichiste. Henri Sauguet témoigne : "Serge de Diaghilev voulant une fois encore renouveler l'esprit de ses spectacles... s'apprêtait à demander à Cassandre des costumes et un décor."
La mort brutale de Diaghilev en août 1929 interrompt ce projet révolutionnaire qui aurait pu transformer précocement la carrière de Cassandre. Cette collaboration avortée laisse cependant pressentir les affinités naturelles entre l'esthétique cassandrienne et l'art lyrique : même goût de la synthèse, même recherche de l'effet saisissant, même alliance entre tradition et modernité.
La reconversion salvatrice
L'appel de Jouvet et la révélation de 1934
Dès 1934, Louis Jouvet, directeur du théâtre de l'Athénée, fait appel à Cassandre pour Amphitryon 38 de Giraudoux. Cette commande révèle la prescience du metteur en scène : Jouvet comprend que l'art cassandrien peut transcender les frontières entre arts graphiques et spectacle vivant.
Cassandre trouve dans le théâtre un territoire d'expression à sa mesure, libéré des contraintes commerciales qui bridaient sa créativité publicitaire. Le spectacle vivant lui offre cette dimension collective et cette temporalité dramaturgique qui manquaient à l'affiche, art solitaire et instantané.
Il transpose au spectacle vivant ses principes graphiques avec une évidence stupéfiante : jeux d'échelle, maîtrise de la perspective, dimension poétique de l'image. Cette transposition révèle la cohérence profonde de sa démarche esthétique, capable de s'épanouir dans tous les territoires de la création visuelle.
La théorisation révolutionnaire
Sa théorisation révèle la cohérence révolutionnaire de sa démarche dans un texte manuscrit d'une clarté saisissante : "Faire un décor c'est avant tout organiser un espace : l'espace scénique. Ce n'est pas une peinture agrandie comme, depuis Diaghilev, on le voit trop souvent."
Cette critique frontale de l'héritage diaghilévien révèle son ambition : révolutionner la scénographie comme il avait révolutionné l'affiche. Là où Diaghilev faisait appel aux peintres d'avant-garde (Picasso, Matisse, Braque) pour transposer leurs toiles sur scène, Cassandre invente un art spécifiquement théâtral.
Il développe sa théorie de la "sur-proportion" de l'acteur : "Cet espace est destiné à mettre en valeur et à propulser vers le public un acteur. C'est sa fonction première." Cette vision fonctionnaliste du décor transpose au théâtre sa conception architecturale de l'image publicitaire.
La méthode de travail révolutionnaire
Cassandre révolutionne les méthodes de création scénographique par son approche d'architecte. Contrairement à ses prédécesseurs qui esquissaient des maquettes, il construit systématiquement des volumes, utilisant sa connaissance de Palladio et de la perspective classique.
Savignac témoigne de son perfectionnisme maniaque : "Il ne supportait qu'on n'aille pas au bout des possibilités. Les êtres et les choses devaient rendre leur maximum." Cette exigence absolue s'étend à tous les corps de métier : costumiers, éclairagistes, machinistes subissent sa tyrannie créatrice.Son approche révèle un homme-orchestre d'exception : on le voit sur les photographies grimper en haut des échafaudages, cigarette au bec, retouchant personnellement les décors. Cette implication physique totale révèle sa conception artisanale du spectacle, aux antipodes de la division moderne du travail théâtral.
Don Juan : l'apothéose mozartienne
La construction du théâtre : un défi titanesque
1949. À Aix-en-Provence, Cassandre crée son chef-d'œuvre absolu en exigeant de construire le théâtre lui-même pour monter Don Juan. Cette condition préalable révèle l'ampleur de son ambition : créer un spectacle total où architecture, décor et musique s'unissent dans une synthèse parfaite.
Gabriel Dussurget, directeur du Festival, témoigne de cette exigence : "Cassandre a exigé de construire le théâtre pour accepter de faire le spectacle." Cette condition révolutionnaire transforme une simple commande scénographique en projet architectural d'envergure.
Cassandre explique sa démarche dans le luxueux ouvrage publié par René Kister : "Il me semblait difficile, sinon impossible, de représenter l'opéra de Mozart, où l'alternance et l'opposition des différents lieux dramatiques occupaient une partie si essentielle de la structure, sur une scène aussi sommaire et dans un décor unique."
Mozart, dieu tutélaire et alter ego spirituel
Mozart, son dieu tutélaire, inspire cette synthèse parfaite entre ses obsessions esthétiques et dramaturgiques. Cette affinité révèle une convergence spirituelle profonde : même perfectionnisme formel, même mélancolie existentielle, même génie de la synthèse entre classicisme et modernité.
Cassandre avait confié à Lola Saalburg : "Mozart est depuis toujours mon Dieu, aussi pessimiste que lui d'ailleurs." Cette identification révèle la dimension autobiographique du projet : Don Juan devient le miroir de ses propres obsessions créatrices et existentielles.
Le génie mozartien libère totalement l'inspiration cassandrienne. Pour la première fois, il peut déployer son art sans contraintes commerciales, soutenu par un mécénat éclairé et un public d'élite. Cette liberté créatrice absolue produit son chef-d'œuvre incontesté.
La révélation critique et publique
Pierre Jean Jouve, témoin privilégié et fin mozartien, saisit immédiatement la portée révolutionnaire de cette création : "Décor en partie construit, en partie figuré, il se manifeste avec une extraordinaire force de présence, de semblance, une vérité plus vive que le vrai."
Cette analyse révèle le génie cassandrien : l'artifice théâtral révèle enfin la vérité de son esthétique. Jouve poursuit : "Une impression de réalité légèrement au-dessus de la nature, telle est la première action qu'il exerce sur nos sens." Cette "sur-réalité" caractérise tout l'art cassandrien, enfin libéré de ses contraintes publicitaires.
La critique internationale salue unanimement cette révolution scénographique. Guy Blanchard résume : "Le décorateur Cassandre a pénétré Mozart plus intimement qu'on ne l'avait encore fait." Seul John Cage, critique du New York Herald Tribune, regrette les distractions extérieures : cloches, rossignols, contemplation des étoiles troublent selon lui la représentation.
L'héritage technique et esthétiqueCette création établit définitivement Cassandre comme révolutionnaire de la scénographie moderne. Sa méthode influence durablement l'art lyrique français : alliance entre construction architecturale et figuration peinte, jeux d'échelle systématiques, intégration de l'éclairage dans la conception décorative.
Plus profondément, Don Juan révèle la dimension spirituelle de l'art cassandrien. Cette œuvre totale, synthèse de toutes ses recherches antérieures, prouve que son génie transcende les catégories artistiques traditionnelles. L'architecte de l'image publicitaire devient architecte de l'émotion lyrique.
Phèdre : l'aristocrate face à la démocratie
Le projet révolutionnaire et ses fondements théoriques
1959. Sa tentative de révolutionner Racine à la Comédie française révèle ses limites sociologiques mais aussi la cohérence de sa vision esthétique. Cassandre développe une théorie ambitieuse dans Plaisir de France : présenter les tragédies raciniennes comme elles l'étaient au XVIIe siècle, avec un décor unique ("Palais à volonté") et des costumes de cour sublimés.
Cette approche archéologique s'enracine dans sa passion pour l'architecture classique : "l'art de Racine comme celui de Mansart est un art où tout est signifié et rien n'est représenté." Cette analogie révèle sa conviction profonde : seul le retour aux sources peut régénérer l'art dramatique contemporain.
Il développe sa théorie avec une érudition impressionnante : "Les tragédiens se laissant entraîner par le zèle de Talma, brisant toute une tradition formelle, prétendirent humaniser les héros de Racine en les 'romanisant' – ces héros qui, bien que nés dans l'Antiquité vivaient, il faut l'accorder, à Versailles plus qu'à Rome."
La mise en œuvre systématique
Cassandre conçoit un système complet : décor unique à douze colonnades (comme les douze pieds de l'alexandrin), costumes passe-partout catégorisés par emplois (grand héros, grande héroïne, garde, confidente), accessoires modulables selon les tragédies.
Cette approche systémique révèle son génie d'organisateur : chaque élément obéit à une logique d'ensemble rigoureuse. Un système réglé dans ses moindres détails, témoignage de son perfectionnisme conceptuel.
Il va jusqu'à recommander que "acteurs et spectateurs fussent initiés aux rites qui réglaient la vie d'un honnête homme du XVIIe siècle". Cette exigence révèle l'ampleur utopique de son projet : révolutionner non seulement la scénographie mais la réception même du théâtre classique.
L'échec et la résistance critique
L'échec est d'autant plus douloureux que le projet était intellectuellement cohérent. La critique démocratique rejette violemment cette vision aristocratique, y voyant un élitisme anachronique incompatible avec l'esprit de l'époque.
Claude de Boisanger, administrateur de la Comédie française, témoigne de l'ambiance délétère : Cassandre "auditionnait" les jeunes pensionnaires en leur demandant : "croyez-vous au droit divin ? Si vous n'y croyez pas, inutile de continuer... allez-vous à la messe ? Comment jouer les tragédies de Racine lorsqu'on n'y va pas ?"
Pierre Jean Jouve défend courageusement cette vision révolutionnaire contre "la plus virulente et grossière cabale de journaux que l'on eut vue depuis longtemps". Il soutient sans restriction : "Tout l'effort pour Racine doit être non pas de reconstituer mais de restituer Racine par un accord profondément étudié entre le décor et le costume, la diction, le mouvement dans l'espace qui fasse de la tragédie un bloc homogène."
L'analyse sociologique de l'échec
Mais l'époque n'est plus aux révolutions aristocratiques. L'échec de Phèdre révèle l'inadaptation fondamentale de Cassandre aux mutations démocratiques de la société française. Sa vision élitiste, cohérente intellectuellement, se heurte aux attentes d'un public formé par la modernité démocratique.
Cette incompréhension mutuelle annonce les débats contemporains sur l'art et la démocratie. Cassandre paie là son refus des compromis sociologiques : préférant l'intégrité esthétique au succès populaire, il s'enferme dans un purisme qui le condamne à l'isolement.
Son ami Jouve formule l'enjeu essentiel : "replacer l'œuvre à l'état vivant dans son temps, c'est la sauver". Mais cette formule révèle le paradoxe cassandrien : comment retrouver l'esprit du passé dans une époque qui l'a définitivement rejeté ?
L'héritage contradictoire
L'échec de Phèdre clôt tragiquement la carrière théâtrale de Cassandre mais révèle rétrospectivement sa grandeur : refusant les facilités de la modernisation superficielle, il pose les vraies questions sur la transmission du patrimoine dramatique.
Cette interrogation, douloureuse pour lui, anticipe les débats actuels sur l'interprétation des œuvres classiques. Cassandre, incompris de son vivant, apparaît aujourd'hui comme un précurseur des réflexions contemporaines sur l'authenticité historique au théâtre.
Son échec révèle finalement la noblesse de son ambition : préférer l'intransigeance esthétique à la réussite sociale. Cette fidélité à ses convictions, socialement coûteuse, garantit l'intégrité de son œuvre et explique sa modernité persistante.
VI. La quête impossible
Le peintre malgré lui
L'obsession fondatrice et ses racines
Toute sa vie, Cassandre aura rêvé d'être peintre, considérant cette activité comme l'expression suprême de l'art véritable. Cette obsession naît dès sa formation à l'académie Julian, où il étudie la peinture avant de "tomber" dans la publicité par nécessité économique. Cette hiérarchisation des arts, typique de son époque, le poursuivra jusqu'à sa mort.
Dès 1926, il confesse à Louis Chéronnet cette frustration fondatrice: "toujours plus sensible à la forme qu'à la couleur, à l'ordonnance des choses qu'à leurs détails et, pour reprendre la formule pascalienne, à l'esprit de géométrie qu'à l'esprit de finesse, je me trouverais, au titre de la peinture en état d'infériorité." Cette lucidité cruelle révèle sa conscience précoce des limites de son tempérament pictural.
Cette problématique le hantera constamment, s'exacerbant avec les années. L'argent gagné dans la publicité doit lui permettre de "racheter" cette compromission par un retour à l'art pur. Cette vision manichéenne entre art commercial et art libre structure toute son évolution créatrice.
Les premières tentatives et leurs échecs
Ses expositions révèlent un talent certain mais bridé par son approche intellectuelle. L'exposition de 1942 à la galerie Drouin, malgré l'affluence mondaine, révèle ses limites picturales. René Barotte dans Comoedia note cruellement : "Nous aimerions y trouver plus de sensibilité et même de science... seuls les paysages réservent d'aimables surprises."Lucien Rebatet dans Le Petit Parisien enfonce le clou : "Cela signifie-t-il que Cassandre ait réalisé ses ambitions ? Il s'en faut de beaucoup et même de tout... Les éléments sont assez mièvres, disparates et maladroits."Cette critique sévère mais juste révèle l'inadéquation entre son génie graphique et ses ambitions picturales.
Derain, selon Henri Mouron, lui aurait dit avec sa franchise habituelle : "Pour la peinture, vous vous gourez, mais pour le théâtre, vous avez compris le truc."Cette sentence résume cruellement le malentendu cassandrien : excellent dans les arts appliqués, médiocre dans l'art pur.
L'exception des paysages : l'émotion retrouvée
Seuls ses paysages du Morvan et du Bugey atteignent cette sincérité qui lui échappe dans ses compositions plus ambitieuses. Face à la nature, son intellectualisme s'efface au profit d'une émotion brute qui transfigure son pinceau. Ses lettres à Odile Pascal témoignent de cette passion : "Il [le Morvan] est plus éblouissant que jamais, malgré le vent, la pluie, le froid, qui rendent son commerce difficile."
L'émotion brute face à la nature constitue le seul domaine où son génie constructeur ne l'handicape pas. Ces toiles révèlent un Cassandre libéré de ses obsessions géométriques, capable d'émotion directe. La technique de la tempera, conseillée par De Chirico, lui convient parfaitement : elle lui évite les repentirs infinis qui paralysaient sa création à l'huile.
Ces paysages du Bugey, moins sévères que ceux du Morvan, atteignent parfois une vraie poésie. C'est enfin du Cassandre authentique: ni Balthus, ni Chirico, ni surréalisme de seconde main, mais l'expression sincère d'un homme face à la beauté du monde.
Le perfectionnisme paralysant
Son perfectionnisme maladif sabote systématiquement ses ambitions picturales. Odile Pascal témoigne de ces séances de pose interminables : "Il n'était jamais content et les séances se terminaient souvent par un coup de pied... dans le portrait."Savignac confirme : "Je l'ai vu patauger sur des toiles pendant des semaines et des semaines. Il effaçait, il recommençait. Se retrouvait dans une nouvelle impasse."Cette manie destructrice révèle l'inadéquation entre son tempérament d'architecte mental et les exigences de la peinture. Là où l'affiche exige rapidité et efficacité, la peinture demande patience et acceptation de l'accident. Cassandre, homme du contrôle absolu, ne peut s'abandonner à l'imprévu pictural.
L'amitié déterminante avec Balthus
La révélation de 1935
Son amitié avec Balthus, nouée en 1935 par l'intermédiaire de la costumière Vania Karinska, s'avère déterminante mais douloureuse. Cette rencontre lui révèle ce qu'il ne sera jamais : un peintre instinctif, capable de créer un univers personnel immédiatement reconnaissable.
Cassandre, orphelin de Maurice Moyrand depuis 1934, trouve en Balthus une nouvelle idole. Il est un des premiers à reconnaître son génie et lui commande le Portrait de la famille Mouron. Cette toile, d'une étrangeté saisissante, révèle par contraste l'impossibilité pour Cassandre d'atteindre cette poésie mystérieuse.
Nicholas Fox-Weber analyse ce portrait révélateur : "La fille de Cassandre est d'une maigreur démoniaque... Balthus a affublé cette famille parisienne de têtes d'une dimension telle que les corps paraissent ridiculement petits. Les visages, quant à eux, sont des masques vides." Cette vision dérangeante fascine et déprime simultanément Cassandre.
L'influence stylistique et ses limites
L'influence balthusienne sur ses créations publicitaires des années 1940 révèle cette fascination. Ses annonces pour les parfums montrent des visages directement inspirés de l'art de son ami. Mais cette influence, superficielle, ne parvient pas à transformer sa peinture personnelle.
Il achète en 1939 le Paysage de Larchant qu'il conserve "au pied de son lit" jusqu'en 1963, contrainte de le vendre par nécessité financière. Cette œuvre l'aide peut-être à trouver sa voie dans les paysages du Morvan et du Bugey, seul domaine où il égale parfois son maître.
Raymond Mason témoigne de leur amitié : Cassandre fréquente "le salon de Carmen Baron, où, avec ses murs peints de si surprenante façon par Cassandre dans des frottis de tons orange, nous goûtions au pur plaisir de l'art et de l'amitié."
Cette complicité intellectuelle ne peut masquer l'abîme créateur qui les sépare.
Le miroir cruel de l'impuissance
Il reste l'homme de l'architecture mentale, prisonnier de sa lucidité. Balthus lui montre quotidiennement ce que signifie l'instinct pictural : cette capacité à créer un monde cohérent sans calcul préalable. Cassandre, calculateur génial, ne peut accéder à cette spontanéité créatrice.
Sa correspondance avec Lola Saalburg révèle cette amertume : "Seule la peinture reste ma raison de vivre. Mais elle est avare, oh ! combien et ne me donne guère."Cette confession douloureuse révèle l'ampleur de sa frustration créatrice.
L'ultime combat typographique
L'obsession de la libération typographique
Jusqu'en 1968, il travaille obsessionnellement sur un caractère révolutionnaire, cette Métop qui devait "libérer l'écriture"des contraintes séculaires. Ce projet, commencé vers 1963, révèle la persistance de ses obsessions typographiques malgré les échecs antérieurs.
Sa théorie révolutionnaire propose d'affranchir l'écriture de la justification traditionnelle: "L'écriture mécanique devrait logiquement être construite sur un axe horizontal et non entre deux lignes horizontales."Cette intuition, visionnaire à l'ère de la photocomposition naissante, anticipe les libérations numériques contemporaines.
Il écrit à Pierre Jean Jouve : "Les manuscrits du Moyen Âge, ceux des Romains et... les vôtres ne comportent aucune de ces brisures. Plus je regarde les vôtres, plus j'ai le sentiment que le verbe tracé comme dans l'espace sur le papier s'élance au-delà de la ligne vers 'les frontières de l'illimité et de l'avenir' dans un mouvement ordonné sans doute mais libre."
Les conditions de travail précaires
Projet utopique d'un homme qui refuse les compromis de l'époque, cette création s'effectue dans des conditions dramatiques. Ayant quitté Paris en 1963, Cassandre travaille dans le Bugey, séparé de ses instruments habituels. Il se plaint à Odile Pascal : "séparé de tous les meubles et instruments qui étaient adaptés depuis 40 ans."Malgré ses problèmes de santé croissants et ses difficultés financières, il consacre cinq années à ce projet titanesque. Cette obstination révèle la force de sa conviction : révolutionner l'écriture occidentale pour l'adapter aux mutations technologiques contemporaines.
Dès 1963, il cherche des fonderies capables de réaliser son projet : "J'hésite entre eux [Enschede] et les Allemands de Francfort, les fonderies françaises n'étant, comme de juste, plus dans la course."Cette recherche révèle l'ampleur de son isolement : aucun industriel français ne comprend sa démarche.
Le refus fatal et l'incompréhension finaleLe refus des fonderies Berthold, dix jours avant sa mort, confirme son isolement total.
Le docteur Robert Haitz, dans un français approximatif, formule la condamnation définitive : "nous remarquons que vous vous appuyer à votre idée... La fusion de la capitale avec le bas de casse. Par notre expérience, nous savons bien qu'une combinaison d'un tel style – aussi intéressante qu'elle soit – n'a pas été un succès commercial frappant jusqu'à nos jours... L'expérience visuelle et les habitudes de centaines d'années de lecture s'y opposent."
Cette sentence révèle l'irréductible opposition entre vision artistique et réalité commerciale. Comme pour le Peignot trente ans plus tôt, Cassandre se heurte au mur des habitudes séculaires de lecture. Le fondeur allemand, pragmatique, résume l'impasse : on ne révolutionne pas impunément des siècles d'évolution culturelle.
Le prix de la prescience
Le visionnaire paie le prix de son avance sur l'Histoire. Cette Métop, techniquement réalisable à l'ère numérique, était commercialement impossible en 1968. Cassandre anticipe de quarante ans les libérations typographiques contemporaines, payant cette prescience de son incompréhension totale.
Le coup est d'autant plus rude qu'il avait investi cinq années dans ce projet, ses dernières forces créatrices. Cette déception finale, ajoutée à ses problèmes de santé et à son isolement croissant, précipite sa décision fatale.
Pourtant, l'histoire lui donne raison : la Métop, utilisée pour la signalétique de Flaine par Éric et Sylvie Boissonnas, prouve la justesse de sa vision. Mais cette reconnaissance posthume ne peut consoler l'homme brisé de 1968.
L'héritage visionnaire
Cette quête impossible révèle finalement la grandeur tragique de Cassandre: incapable de s'adapter aux compromis de son époque, il préfère l'échec à la médiocrité. Cette intransigeance, socialement destructrice, garantit l'intégrité de son œuvre et explique sa modernité persistante.
Sa mort, survenant dix jours après le refus allemand, clôt symboliquement cette quête impossible. L'homme qui avait révolutionné l'art graphique moderne meurt incompris, victime de sa propre prescience. Cette tragédie personnelle révèle les apories de la création d'avant-garde : comment survivre à son époque quand on la devance constamment ?
Son exemple nous rappelle que les vrais révolutionnaires paient souvent le prix de leur audace. Cassandre, incompris de son vivant, apparaît aujourd'hui comme un précurseur génial dont les intuitions irriguent encore notre modernité visuelle.
VII. Portrait d'un créateur absolu
L'homme impossible
L'exigence tyrannique du génie
Tous les témoignages convergent vers un constat unanime : Cassandre était un homme difficile, conscient de son génie mais inadapté aux évolutions de son temps. Cette personnalité complexe, forgée par une enfance privilégiée et une formation d'élite, ne tolère aucune approximation dans le travail créateur.
Savignac, son plus fidèle assistant, résume parfaitement cette tyrannie créatrice : "Il ne supportait qu'on n'aille pas au bout des possibilités. Les êtres et les choses devaient rendre leur maximum. Lui, le faisait. Il attendait la pareille des autres." Cette exigence, légitime dans le principe, devient rapidement insupportable dans la pratique quotidienne.
Maximilien Vox, qui l'a côtoyé dans sa jeunesse, brosse déjà le portrait d'un caractère singulier : "un garçon de taille petite mais robuste, le front clair, les yeux profonds, souriant mais parlant peu, tantôt rêvant, tantôt calculant, ami des fleurs, des livres et du silence." Cette propension à la solitude et à la réflexion intense structure toute sa personnalité.
L'évolution vers la misanthropie
Cette exigence absolue forge autant sa grandeur que sa tragédie. Formé dans l'idéal d'excellence de la bourgeoisie cultivée de l'entre-deux-guerres, Cassandre ne comprend pas que le monde évolue vers d'autres valeurs. Son perfectionnisme, vertu créatrice dans les années 1920-1930, devient handicap social après-guerre.
Lola Saalburg, sa confidente privilégiée, le revoit dans les dernières années "debout, parlant bas, la tête baissée, dans cet état de colère sourde qui ne le quittait plus depuis bien longtemps." Cette transformation psychologique révèle l'inadaptation progressive d'un homme formé pour un monde qui disparaît.
Gabriel Dussurget témoigne de cette fascination inquiétante : "J'étais particulièrement fasciné par la personnalité de Cassandre, un homme en colère mystérieux." Cette colère, d'abord créatrice, devient progressivement destructrice, isolant l'artiste de ses contemporains.
L'isolement progressif
Incapable de compromis, il se condamne progressivement à l'isolement. Son cercle social se réduit inexorablement aux "amis lumineux" selon sa propre expression : Balthus, Jouve, Reverdy, quelques fidèles du milieu germanopratin comme Lola Saalburg ou François Michel.
Jérôme Peignot résume cruellement cette évolution : "Tous, amis comme compagnons de travail, parlent de cette façon qu'il avait de s'entourer de barbelés, s'étonnant qu'on n'aimait pas son contact." Cette image révèle l'autodestruction sociale d'un homme qui refuse les codes de la modernité démocratique.
Sa correspondance avec Lola Saalburg révèle l'ampleur de sa détresse existentielle : "Seule la peinture reste ma raison de vivre. Mais elle est avare, oh ! combien et ne me donne guère." Cette confession douloureuse, répétée sous diverses formes, révèle l'impasse créatrice d'un homme prisonnier de ses propres exigences.
Le perfectionnisme destructeur
Son perfectionnisme maladif sabote systématiquement ses relations professionnelles. Les archives conservent de nombreuses lettres révélant son caractère impossible : corrections infinies, exigences démesurées, colères contre l'incompétence supposée de ses collaborateurs.
Sa correspondance avec Georges Hirsch, administrateur de l'Opéra, pendant le montage du Chemin de la lumière révèle cette manie du détail : "Vous êtes trop homme de théâtre pour ne pas sentir, comme moi, qu'il n'est pas possible de monter un spectacle sans une certaine fièvre et non pas, comme c'est ici le cas, par fragments épisodiques, dispersés, voire incohérents."
Cette intransigeance, justifiable artistiquement, devient socialement destructrice. Cassandre, incapable de s'adapter aux rythmes et aux contraintes de la production moderne, s'enferme dans un purisme qui le condamne à la solitude créatrice.
La dégradation physique et psychique
L'effondrement après 1938
Les échecs de New York et du Peignot, conjugués à l'effondrement de sa vie conjugale, marquent un tournant décisif. Tous les témoins s'accordent : l'homme qui revient d'Amérique n'est plus le créateur confiant des années 1920-1930.
Sa transformation physique révèle cette dégradation psychique : "Peu à peu, ses joues se creusent, faisant saillir ses pommettes. De mince, il devient frêle." Cette évolution physique reflète l'épuisement d'un homme qui a perdu ses illusions sur le monde moderne.
Henri Sauguet l'aimait pourtant pour "son caractère entier et vif, ses brusqueries, ses emportements, ses violences". Cette violence créatrice, jadis stimulante, se transforme progressivement en amertume stérile face à l'incompréhension générale.
L'addiction aux stimulants
La dépendance aux stimulants révèle l'épuisement nerveux de l'artiste. Cassandre appartient à cette "génération Maxiton" qui use et abuse des amphétamines pour soutenir un rythme de travail effréné. Ces substances, légales à l'époque, masquent temporairement sa dépression mais aggravent son instabilité caractérielle.
Ses séjours estivaux dans les palaces alpins ou italiens visent à compenser cette surconsommation : "Suppression totale des Maxiton et Cie et surtout, surtout le retour de ces précieux émerveillements devant la nature perdu depuis tant de mois (sinon d'années)", écrit-il en 1955 depuis le Mont d'Arbois.
Cette alternance entre surexcitation artificielle et épuisement naturel révèle un équilibre psychique fragile, aggravé par les déceptions professionnelles répétées et l'isolement social croissant.
Les dernières années : maladie et solitudeSes problèmes de santé s'aggravent considérablement dans les années 1960 : troubles hépatiques, dépressions récurrentes nécessitant quatre cures de sommeil entre 1965 et 1967, traitements antidépresseurs aux effets contradictoires.
Son ami le docteur Legendre tente des traitements expérimentaux : injections de cellules de foie de génisses en janvier et juin 1967. Ces tentatives désespérées révèlent l'épuisement physique d'un organisme usé par quarante années de surmenage créateur.
L'accident d'automobile de 1963, qui le laisse avec côtes et jambe cassées, achève de briser sa résistance physique. Contraint au fauteuil roulant, il ne peut plus travailler sur sa typographie révolutionnaire, projet qui constituait sa dernière raison de vivre créatrice.
L'héritage paradoxal
La mise en scène finale
Sa mort, le 17 juin 1968, soigneusement orchestrée, clôt la trajectoire d'un perfectionniste absolu. Cette date, exactement deux ans après sa première tentative de suicide, révèle la préméditation minutieuse de cet acte final.
Raymond Mason témoigne de cette mise en scène ultime avec une émotion contenue : "Avec le docteur Legendre, je suis allé à son lit de mort. Dans un appartement brillant de propreté, notre ami, vêtu avec grand soin, était étendu dans une position de repos absolu, une main sur le cœur, les pieds croisés, les plis de l'oreiller faisant une étoile autour de la tête noble et ferme."
Cette théâtralisation finale révèle la cohérence du personnage : incapable d'accepter la médiocrité de la vieillesse et de la maladie, il préfère orchestrer sa sortie avec l'élégance qui caractérisait toute sa création. Perfectionniste jusqu'au bout, il transforme sa mort en dernière œuvre d'art.
La reconnaissance posthume
Paradoxalement, sa mort coïncide avec la révolution de Mai 68 qui bouleverse les codes esthétiques français. Cette synchronie révèle l'inadéquation temporelle d'un homme en avance sur son époque dans les années 1920-1930, mais décalé après-guerre.
L'État français, par l'intermédiaire de Bernard Anthonioz au ministère de la Culture, lui achète ses dernières maquettes quelques mois avant sa mort. Cette reconnaissance officielle tardive souligne l'aveuglement de l'époque sur son génie véritable.
L'influence contemporaine persistante
Soixante ans après sa disparition, Cassandre demeure troublant d'actualité. Ses interrogations sur l'art et le commerce, l'élitisme et la démocratie, la tradition et la modernité résonnent plus fort que jamais à l'ère digitale.
Son approche conceptuelle de la communication visuelle anticipe nos pratiques contemporaines. L'invention du storytelling avec Dubonnet, la systématisation des identités visuelles, la recherche typographique révolutionnaire : toutes ces innovations irriguent encore le design graphique moderne.
Plus profondément, Cassandre incarne ce refus du médiocre qui fait les grands créateurs. Dans un monde où tout s'accélère, sa lenteur créatrice devient leçon de résistance. Son exemple nous rappelle que révolutionner, c'est d'abord trouver la solution de problèmes existants.
La leçon contemporaine
Il nous a appris qu'un créateur ne doit jamais choisir entre beauté et efficacité : les deux sont indissociables quand on vise l'excellence. Cette leçon, douloureusement apprise par un homme qui refusa tous les compromis, reste plus que jamais d'actualité.
Sa tragédie personnelle révèle les apories de la création d'avant-garde : comment survivre à son époque quand on la devance constamment ? Cette question, sans réponse satisfaisante de son vivant, explique la modernité persistante de son questionnement.
Cassandre reste notre contemporain parce qu'il a posé les vraies questions sur l'art moderne : peut-on servir simultanément l'esthétique et le commerce ? Comment préserver l'innovation créatrice dans une économie de masse ? L'art peut-il transformer la société ou doit-il s'y adapter ?
Ces interrogations, formulées avec le génie et la souffrance d'un créateur absolu, constituent peut-être son plus bel héritage : nous avoir montré que l'exigence créatrice, même socialement destructrice, reste la seule voie vers l'excellence artistique. Voilà peut-être la plus belle définition du design moderne, héritée d'un homme qui paya de sa vie le prix de ses convictions esthétiques.
Conclusion : L'éternel contemporain
La prophétie réalisée
Un visionnaire incompris devenu référence universelle
Soixante ans après sa disparition, Cassandre demeure troublant d'actualité, confirmant tragiquement la justesse de son pseudonyme prophétique. Celui qui avait choisi le nom de la voyante grecque dont les prédictions vraies n'étaient jamais crues se révèle aujourd'hui précurseur génial de notre modernité visuelle.
Cette actualité persistante révèle l'ampleur de son avance sur son époque. Ses interrogations sur l'art et le commerce, l'élitisme et la démocratie, la tradition et la modernité, résonnent plus fort que jamais à l'ère digitale. Les débats contemporains sur l'intelligence artificielle dans la création, la démocratisation des outils de design, ou l'authenticité culturelle face à la mondialisation reprennent exactement ses questionnements.
L'ironie de l'histoire veut que l'homme qui se sentait inadapté à son époque soit devenu la référence incontournable du design graphique moderne. Chaque école d'art graphique enseigne ses principes, chaque créateur connaît ses œuvres iconiques, chaque agence revendique son héritage conceptuel.
L'ère digitale et la révolution cassandrienne
L'avènement du numérique valide rétrospectivement toutes ses intuitions typographiques. Ses recherches sur la "libération de l'écriture", incomprises en 1968, trouvent leur épanouissement dans les technologies contemporaines. La Métop, refusée par les fonderies traditionnelles, anticipe parfaitement les libertés typographiques permises par l'informatique.
Plus largement, son approche systémique de l'identité visuelle préfigure notre époque des "brand guidelines" et du design thinking. Quand il crée l'identité complète de Casino ou développe l'univers Dubonnet, il invente littéralement la communication globale moderne.
Sa vision de l'affiche comme "machine à annoncer" annonce directement nos interfaces digitales : même recherche d'efficacité immédiate, même synthèse entre information et émotion, même nécessité de capter l'attention dans un environnement saturé.
Les leçons contemporaines
L'indissociabilité de la beauté et de l'efficacité
Il nous a appris qu'un créateur ne doit jamais choisir entre beauté et efficacité : les deux sont indissociables quand on vise l'excellence. Cette leçon, révolutionnaire dans les années 1920, devient fondamentale à l'ère du design d'expérience utilisateur.
Ses chefs-d'œuvre (Nord-Express, Dubonnet, Normandie) prouvent qu'on peut simultanément séduire l'élite cultivée et toucher le grand public sans sacrifier l'innovation esthétique. Cette synthèse, rare dans l'histoire de l'art, constitue peut-être sa contribution la plus précieuse au design moderne.
Son approche conceptuelle de la communication visuelle anticipe nos pratiques contemporaires : pensée design, storytelling de marque, expérience utilisateur intégrée. Quand il théorise les trois dimensions de l'affiche (optique, graphique, poétique), il formule les bases de la communication multimédia moderne.
La méthode contre l'improvisation
Cassandre démontre que l'innovation naît de la méthode, non de l'improvisation. Son usage du tracé régulateur, sa systématisation des identités visuelles, sa théorisation constante de sa pratique révèlent un créateur qui pense autant qu'il dessine.
Cette approche méthodologique, rare chez les artistes de son époque, devient la norme contemporaine. Les design systems actuels, les guidelines de marque, les méthodes agiles reprennent exactement son approche scientifique de la création.
Sa capacité à renouveler radicalement son style tout en conservant une cohérence conceptuelle (du géométrisme du Bûcheron à l'humour de Dubonnet) révèle la supériorité de la méthode sur le style. Leçon essentielle à l'ère de l'obsolescence accélérée des tendances visuelles.
L'exigence comme résistance
La lenteur créatrice face à l'accélération
Cassandre incarne ce refus du médiocre qui fait les grands créateurs. Dans un monde où tout s'accélère, sa lenteur créatrice devient leçon de résistance contre la tyrannie de l'immédiateté.
Ses reprises infinies, son perfectionnisme maladif, sa recherche obsessionnelle de la solution parfaite s'opposent diamétralement à la culture contemporaine du "quick and dirty". Cette exigence temporelle, socialement coûteuse de son vivant, révèle aujourd'hui sa valeur prophétique.
L'ère digitale, qui permet la correction instantanée et la variation infinie, valide son approche itérative. Les logiciels de création contemporains reproduisent exactement sa méthode : essais multiples, variations systématiques, perfectionnement progressif jusqu'à l'excellence.
L'innovation par la synthèse historique
Son exemple nous rappelle que révolutionner, c'est d'abord trouver la solution de problèmes existants. Cette formule, qu'il empruntait à Le Corbusier, résume parfaitement sa méthode : partir des acquis traditionnels pour inventer l'avenir.
Sa connaissance approfondie de l'histoire (Vitruve, typographie romaine, perspective classique) nourrit constamment son innovation. Cette érudition créatrice s'oppose à l'amnésie contemporaine qui croit inventer en ignorant le passé.
Cette leçon devient cruciale à l'ère de l'intelligence artificielle : seule la culture historique permet de dépasser la reproduction pour atteindre l'innovation véritable. Cassandre, nourri de références classiques, créait du jamais vu. L'IA, nourrie de données existantes, ne fait que recombiner l'acquis.
L'héritage paradoxal
L'échec social, la réussite historique
Le paradoxe cassandrien révèle les apories de la création d'avant-garde : comment survivre à son époque quand on la devance constamment ? Cette question, douloureuse de son vivant, trouve sa réponse dans la postérité.
Ses échecs commerciaux (Peignot, Ford, Phèdre) se révèlent aujourd'hui des victoires conceptuelles. Ce que son époque rejetait comme élitisme ou hermétisme apparaît rétrospectivement comme pure prescience.
Cette leçon console et inquiète les créateurs contemporains : faut-il accepter l'incompréhension présente pour viser la reconnaissance future ? Cassandre, qui choisit cette voie douloureuse, paya ce choix de sa vie mais légua un héritage impérissable.
L'universalité française
Cassandre incarne paradoxalement l'universalité de l'exception française. Formé dans la culture classique hexagonale, nourri de références spécifiquement françaises (Racine, Mansart, typographie Didot), il crée un langage visuel immédiatement compréhensible mondialement.
Cette synthèse entre particularisme culturel et universalité créatrice constitue peut-être sa leçon la plus précieuse à l'ère de la mondialisation. On peut rester fidèle à ses racines culturelles tout en créant pour l'humanité entière.
Ses œuvres, exposées de Tokyo à New York, de São Paulo à Stockholm, touchent instantanément des publics de toutes cultures. Cette universalité prouve que l'excellence transcende les barrières linguistiques et culturelles.
L'actualité permanente
Les questions sans réponse
Les interrogations cassandriennes restent sans réponse satisfaisante : peut-on servir simultanément l'art et le commerce ? Comment préserver l'innovation dans une économie de masse ? L'élitisme culturel est-il compatible avec la démocratie ?
Ces questions, formulées avec le génie et la souffrance d'un créateur absolu, constituent son plus bel héritage intellectuel. Chaque génération de créateurs doit les reformuler selon les défis de son époque.
L'intelligence artificielle, la mondialisation culturelle, l'écologie créative renouvellent ces interrogations sans les résoudre. Cassandre nous lègue moins des réponses que la capacité à poser les vraies questions.
La définition intemporelle du design
Voilà peut-être la plus belle définition du design moderne, héritée d'un homme qui paya de sa vie le prix de ses convictions esthétiques : refuser de choisir entre beauté et efficacité, entre tradition et innovation, entre élitisme et popularité.
Cette synthèse impossible, que Cassandre réussit dans ses chefs-d'œuvre, reste l'horizon indépassable de tout créateur authentique. Elle transforme le design en art véritable et l'art en communication efficace.
Son testament créateur nous rappelle que l'excellence ne se négocie jamais, même au prix de l'incompréhension contemporaine. Cette intransigeance, socialement destructrice mais artistiquement féconde, constitue peut-être la plus haute leçon de création moderne.
L'éternelle contemporanéité
Cassandre reste notre contemporain parce qu'il a incarné cette tension permanente entre innovation et tradition, individualité et universalité, art et technique qui définit la création moderne.
Ses œuvres n'ont pas vieilli parce qu'elles posent les problèmes éternels de la communication humaine : comment toucher
l'autre ? Comment allier vérité et séduction ? Comment créer du sens dans un monde saturé d'images ?
Ces questions, reformulées à chaque époque selon ses codes et ses outils, constituent l'invariant de la création graphique. Cassandre, en les formulant avec un génie particulier à son époque, les a rendues universelles.
Son exemple nous guide encore : dans l'exigence contre la facilité, dans la méthode contre l'improvisation, dans l'innovation contre la répétition. Il nous rappelle que créer, c'est d'abord refuser l'existant pour inventer l'avenir.
Cette leçon, payée au prix d'une vie de souffrances créatrices, constitue peut-être le plus beau cadeau qu'un artiste puisse faire à l'humanité : nous avoir montré que l'excellence est possible, même dans les territoires les plus contraints de la création appliquée.
Voilà pourquoi, soixante ans après sa disparition, A.M.CASSANDRE demeure notre contemporain le plus précieux : prophète de notre modernité visuelle, il continue de nous inspirer dans notre quête impossible de la beauté efficace.
À la mémoire de mon grand-père Adolphe-Marie Mouron dit Cassandre, visionnaire incompris de son vivant, génie reconnu pour l'éternité. Puissent les générations futures comprendre ce que la sienne n'a su voir : qu'excellence et modernité ne s'opposent jamais quand elles servent la beauté.
Roland Mouron, Estate of A.M.CaSSANDRE, à mes fils, Ulysse, Sébatian et Dario.