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L'AFFICHE COMME "MACHINE À ANNONCER" 

L'invention d'un art nouveau

Adolphe-Marie Mouron dit Cassandre a révolutionné l'art de l'affiche en la transformant radicalement : d'illustration décorative héritée du XIXe siècle, elle devient sous son impulsion une véritable "machine à annoncer", expression qu'il forge en 1929 et qui résume parfaitement sa philosophie créatrice.

Cette vision mécaniste, profondément influencée par l'esthétique industrielle de l'entre-deux-guerres et les théories de Le Corbusier, brise définitivement le lien traditionnel entre l'affiche et la peinture décorative. "L'affiche n'est plus un tableau mais devient une machine à annoncer", proclame-t-il dans L'Art international d'aujourd'hui, formulant ainsi les bases conceptuelles du design graphique moderne.

 

La trinité fonctionnelle

Cassandre théorise sa révolution avec une clarté scientifique remarquable. Selon lui, l'affiche doit résoudre simultanément trois problèmes fondamentaux qui constituent sa trinité fonctionnelle :

 

1. OPTIQUE - L'affiche doit d'abord être vue. Cette évidence cache une science complexe de la perception visuelle : "Cette visibilité dépend non d'un simple contraste de couleurs mais bien d'un rapport de valeurs, exalté par un choc des formes, un accident formel." Cassandre développe ainsi une approche scientifique de l'attraction visuelle, utilisant systématiquement tracés régulateurs et proportions géométriques.

 

2. GRAPHIQUE - L'affiche doit être immédiatement comprise. Cassandre compare son fonctionnement aux signaux ferroviaires : "On n'a pas jalonné les voies de fer de pancartes portant les mots 'veuillez vous arrêter S.V.P.'. On a judicieusement préféré des signaux colorés, sortes d'idéogrammes infiniment plus expressifs et d'une lecture plus rapide." Cette analogie révèle sa conception de l'affiche comme langage universel, transcendant les barrières linguistiques par la pure efficacité visuelle.

 

3. POÉTIQUE - L'affiche doit émouvoir durablement. Cette dimension, révolutionnaire dans le domaine publicitaire, distingue radicalement Cassandre de ses contemporains : "Image liée à un mot (ou un nom), le but d'une affiche est de créer autour de cette image-mot une série d'associations d'idées très simples et des associations d'idées qui ne sauraient être oubliées."

 

L'architecture de l'émotion

Cette approche poétique transforme Cassandre en "architecte de l'émotion". Formé par l'étude de Vitruve et passionné d'architecture classique, il transpose à l'affiche les principes de construction monumentale. Chaque création obéit à un tracé régulateur rigoureux, garantissant cette harmonie géométrique qui frappe immédiatement l'œil.

Mais Cassandre dépasse l'approche purement technique pour atteindre la dimension symbolique. Ses chefs-d'œuvre (Le Bûcheron, Nord-Express, L'Étoile du Nord) fonctionnent comme des métaphores visuelles : le bûcheron incarne la force créatrice transformant la matière, le train exprime la poésie de la vitesse moderne, l'étoile invite à la métaphysique du voyage.

 

La primauté de la lettre

Cassandre développe une vision révolutionnaire du rapport texte/image qui influence encore nos pratiques contemporaines. Contrairement à ses contemporains qui considèrent la lettre comme élément décoratif accessoire, il en fait le cœur conceptuel de l'affiche : "C'est autour du texte que doit tourner le dessin et non inversement... Car l'affiche n'est pas un tableau. C'est avant toute chose un mot."

Cette conviction l'amène à dessiner ses propres caractères typographiques (Bifur, Acier, Peignot) et à théoriser une réforme radicale de l'écriture occidentale. Sa recherche obsessionnelle de la "libération typographique" anticipe de quarante ans les révolutions numériques contemporaines.

 

L'efficacité contre l'art pour l'art

Cassandre assume pleinement la fonction commerciale de l'affiche, refusant les hiérarchies traditionnelles entre art pur et art appliqué. Cette position, révolutionnaire à l'époque, forge sa modernité : "On ne lui demande pas de se faire aimer ou comprendre, seulement de se faire subir. Elle est à la Peinture ce que le viol est à l'amour."

Cette métaphore provocante révèle sa conception de l'affiche comme art de l'efficacité immédiate, s'opposant à la contemplation esthétique traditionnelle. L'affiche doit "fusiller la rétine" du passant, selon sa propre expression, créant ce choc visuel indispensable à la mémorisation du message.

 

La méthode contre l'inspiration

Cassandre révolutionne les méthodes de création graphique en substituant la méthode scientifique à l'inspiration romantique. Son usage systématique du nombre d'or, des tracés régulateurs et de la perspective architecturale transforme l'affichiste artisan en ingénieur de l'image.

Cette approche méthodologique, rare chez les artistes de son époque, devient la norme du design contemporain. Les "design systems" actuels, les guidelines de marque, les méthodes agiles reprennent exactement son approche scientifique de la création.

 

L'universalité du langage visuel

Cassandre démontre que l'excellence esthétique et l'efficacité commerciale sont indissociables. Ses chefs-d'œuvre touchent simultanément l'élite cultivée et le grand public, prouvant qu'on peut révolutionner les codes visuels sans sacrifier l'impact populaire.

Cette synthèse, exceptionnelle dans l'histoire de l'art, constitue peut-être sa contribution la plus précieuse au design moderne. Ses créations, exposées de Tokyo à New York, touchent instantanément des publics de toutes cultures, démontrant l'universalité du langage visuel qu'il a inventé.

 

L'héritage contemporain

Soixante ans après sa disparition, la vision cassandrienne irrigue encore notre modernité. Son approche conceptuelle de la communication visuelle préfigure nos pratiques digitales : même recherche d'efficacité immédiate, même synthèse entre information et émotion, même nécessité de capter l'attention dans un environnement saturé.

L'invention du storytelling avec Dubonnet, la systématisation des identités visuelles, la recherche typographique révolutionnaire : toutes ces innovations continuent d'inspirer les créateurs contemporains confrontés aux défis de la communication moderne.

 

Conclusion : l'éternelle modernité

Cassandre nous a légué bien plus qu'un style : une méthode, une éthique, une vision globale de la communication visuelle qui transcende les époques et les technologies. Sa leçon fondamentale résonne encore : l'excellence naît de la synthèse entre rigueur technique et ambition poétique.

Dans un monde où tout s'accélère, sa lenteur créatrice devient leçon de résistance contre la tyrannie de l'immédiateté. Son exemple nous rappelle que révolutionner, c'est d'abord maîtriser les codes existants pour inventer l'avenir.

Cette vision, formulée avec le génie d'un créateur absolu, constitue le plus bel héritage de Cassandre : nous avoir montré que l'art appliqué peut atteindre l'universalité quand il vise simultanément la beauté et l'efficacité. Voilà peut-être la plus belle définition du design moderne.

SA VISON DE L'AFFICHE

"D’une part, la forme purement géométrique permet plus facilement que toute autre de faire tenir clairement dans un format déterminé tous les éléments donnés, d’autre part, ainsi tracée avec des procédés d’ingénieur, une maquette peut être reproduite sans danger, sans qu’on puisse fausser son esprit essentiel, c’est à dire tout ce qu’en elle le créateur a mis de soi-même. Les impondérables avec quoi d’habitude il faut tant compter n’existent plus. Une affiche est « une » sans altération possible. Conçue au fil à plomb et à la règle, les mêmes instruments servent à reporter mathématiquement sur la pierre, et la machine se trouve alors devant des éléments qui, au lieu de la mettre en défaut, servent au contraire à montrer ses perspectives."

A.M.Cassandre,

d’après Henri Mouron, L'art Vivant novembre 1926

 

"L’affiche n’est pas, ne doit pas être, comme le tableau, une œuvre que sa « manière » différencie à première vue, un exemplaire unique destiné à satisfaire l’amour ombrageux d’un sel amateur plus ou moins éclairé ; elle doit être un objet de série reproduit à des milliers d’exemplaires, tel un stylo ou une automobile, et destiné tout comme eux à rendre certains services d’ordre matériel, à remplir une fonction commerciale. La création d’une affiche pose un problème technique et commerciale où la sensibilité particulière n’a aucune part. Il s’agit de s’adresser à la masse dans un langage accessible au vulgaire et comparable à celui de nos imagiers du Moyen-Age, des potiers grecs, des fresquistes égyptiens ; il s’agit de raconter une histoire à la foule. C’est en ce sens que l’affiche moderne tend à remplacer les arts mineurs, les arts collectifs, les arts anonymes que virent fleurir l’Antiquité et le Moyen-Age.Beaucoup de gens très bien intentionnées me demandent des affiches « dans le genre du BUCHERON », comme s’il m’était loisible de tirer indéfiniment des galvanos d’un cliché une fois consacré pas la ferveur publique! De telles redites sont irréalisables et acculeraient l’artiste à une sorte de suicide. Chaque affiche est une expérience nouvelle à tenter, ou plutôt une nouvelle bataille à livrer, à gagner. Le succès n’attend pas celui qui cajole doucereusement les badauds. Le succès est à celui qui conquiert le public « à la hussarde » ou plutôt, passez moi ce terme soldatesque, qui le viole."​

A.M.Cassandre,

d’après Henri Mouron.

 

"J’ai toute ma vie été sollicité par deux dispositions innées : un besoin de perfection formelle qui m’imposait une œuvre d’artisan conscient de ses devoirs comme de ses limites, et une soif ardente de lyrisme désireux de se libérer – Impulsions contradictoires et difficilement conciliables de nos jours. Car l’œuvre lyrique d’un homme d’aujourd’hui, conscient de son destin tragique, contient nécessairement sa blessure, son angoisse, son désespoir. Alors qu’un ouvrage d’artisan, signifiant par essence la joie de son accomplissement, ne saurait contenir qu’une certitude de vie et de pérennité, une affirmation d’optimisme sans la moindre ambiguïté . Mais comment parvenir à cette sérénité souriante quand on a le cœur bouleversé ? Une instinctive pudeur, peut-être aussi le sentiment d’un narcissisme trop complaisant, presque coupable, m’ont toujours interdit un lyrisme fondé sur mon désespoir – Et c’était le seul qui aujourd’hui me semblait honnêtement possible."​

A.M.Cassandre,

1960 A.M.C Mémento

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