
MEMENTO PAR A.M.CASSANDRE
Le Crépuscule d'un Géant
Dans les dernières années de sa vie, entre 1958 et 1967, Adolphe Jean-Marie Mouron — connu du monde entier sous le nom d'A.M.Cassandre — confia à des cahiers intimes ses pensées les plus secrètes. Ces "Feuilles Mortes", testament spirituel d'un homme au bout de sa route, nous révèlent l'envers du décor d'une existence vouée tout entière à l'art.
L'homme qui révolutionna l'affiche moderne, créateur des mythiques Dubonnet et Étoile du Nord, nous apparaît ici dépouillé de ses oripeaux de gloire. Ni le succès international, ni la reconnaissance de ses pairs n'ont su apaiser l'inquiétude métaphysique qui le ronge. À soixante ans passés, Cassandre se trouve confronté à la plus terrible des épreuves : celle de l'artiste qui a tout donné et ne sait plus comment continuer.
La Quête du Sens
"Il n'est de pire forfaiture que de préférer la vie aux raisons de vivre". Cette citation du poète latin Juvénal, placée en exergue de ses réflexions, donne le ton. Pour Cassandre, l'existence ne vaut que par ce qui la transcende. Et quand l'art — cette raison suprême de vivre — se dérobe, que reste-t-il ?
L'artiste observe avec une lucidité impitoyable l'évolution du monde qui l'entoure. Les années soixante voient naître une société de consommation qu'il a lui-même contribué à façonner par ses affiches révolutionnaires des années vingt et trente. Mais cette commercialisation de l'art le dégoûte. Il assiste, impuissant, à la transformation de la création en produit de masse.
L'Exil Intérieur
"Étranger au monde des artistes, ne faisant pas partie de celui de l'industrie ni du théâtre, je me trouve, à 61 ans, seul sur la route, sans passeport ni permis de séjour". Cette confidence résume le drame de Cassandre : pionnier de l'art graphique moderne, il ne se reconnaît plus dans l'évolution qu'a prise sa discipline.
Trop artiste pour les industriels, trop commercial pour les artistes purs, il occupe une position inconfortable qui le condamne à la solitude. Cette marginalité, qu'il a choisie par exigence esthétique, devient avec l'âge un fardeau insupportable.
La Méditation sur la Mort
Les "Feuilles Mortes" sont traversées par une obsession : celle de la mort volontaire. Loin du romantisme convenu, Cassandre aborde cette question avec la rigueur d'un philosophe. Il cite Mozart : "Comme la mort à y regarder de près est le vrai but final de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l'homme, que son image non seulement n'a plus rien d'effrayant pour moi, mais m'est très apaisante, très consolante."
Pour lui, le suicide n'est pas un acte de lâcheté mais "la plus grande, la plus difficile victoire sur une foncière et incommensurable lâcheté". Cette réflexion, qui culmine avec sa tentative du 17 juin 1966, révèle un homme aux prises avec une souffrance existentielle que nul ne peut soupçonner derrière la façade du créateur accompli.
L'Art et la Vieillesse
Comment continuer à créer quand on a l'impression d'avoir tout dit ? Cette interrogation hante les dernières années de Cassandre. Lui qui fut un révolutionnaire de l'image se trouve confronté à l'évolution de l'art moderne qu'il ne comprend plus.Il critique avec véhémence la peinture abstraite contemporaine : "expression d'une collectivité d'où toute personne humaine est exclue". Il déplore que les peintres modernes veuillent limiter la peinture "à ses seules vertus picturales", la privant de "son contenu allusif et poétique qui élargissait tant son pouvoir d'attraction".
La Solitude du Génie
Au fil des pages, se dessine le portrait d'un homme d'une rare intelligence, nourri de culture classique — il cite abondamment Vauvenargues, Rivarol, Reverdy — mais qui ne trouve plus d'interlocuteurs à sa mesure. "J'ai passé les trois quarts de ma vie à essayer de convaincre des ignorants et des imbéciles. Je ne les ai pas convaincus et j'ai ainsi perdu un temps et une énergie que j'eusse mieux fait d'employer à m'efforcer d'être moi-même moins ignorant et moins sot."
Cette amertume traduit la déception d'un homme qui a cru pouvoir élever le goût public par son art. Le créateur de génie se découvre isolé dans un monde qui n'a retenu de son œuvre que sa dimension commerciale.
Le Testament Spirituel
Les dernières pages, datées de 1967, nous montrent un homme épuisé par la maladie et les traitements médicaux, mais dont l'esprit reste d'une acuité remarquable. Même diminué physiquement, Cassandre continue de réfléchir sur l'art et sur le sens de l'existence.
Il évoque sa découverte tardive d'un certain "amusement" dans la peinture, sentiment qu'il avait perdu depuis des années. Mais cette renaissance est fragile, constamment menacée par la dépression et la maladie.
L'Héritage d'une Conscience
Ces "Feuilles Mortes" constituent bien plus qu'un simple témoignage biographique. Elles nous offrent la méditation d'un créateur exceptionnel sur les questions éternelles qui hantent tout artiste véritable : le sens de l'art, le rapport à la postérité, l'acceptation de la finitude.
À l'heure où l'intelligence artificielle questionne l'avenir de la création humaine, les réflexions de Cassandre sur l'authenticité de l'art, sur la nécessité de l'émotion vraie face à la technique pure, résonnent avec une actualité troublante.
L'homme qui donna ses lettres de noblesse à l'art graphique moderne nous lègue, à travers ces pages douloureuses et belles, une leçon de lucidité et d'exigence. Car si Cassandre a douté de tout, il n'a jamais renoncé à cette conviction qui traverse son œuvre : seule la beauté vraie, celle qui naît de la nécessité intérieure, mérite qu'on lui consacre sa vie.
"Le seul don qui compte n'est pas celui qui vous soulage, mais celui qui vous dépouille". Cette phrase, extraite de ses carnets, pourrait servir d'épitaphe à celui qui donna tout à son art, jusqu'à sa propre existence.
Feuilles Mortes I (1958-1966)
1958- Les sots et les cuistres, satisfaits de leur stérilité, me reprochent souvent de ne pas aimer la vie...moi qui l’aime si passionnément ! En vérité je n’aime pas ce qu’ils veulent me faire prendre pour la vie : la leur.
Vivre ce n’est pas consommer aujourd'hui, en digérant hier : c’est PROJETER demain. C’est surtout accepter l’Inconnu, quelque tragique qu’il soit. Ceux qui ne vivent que la minute qui passe sont peut-être des dilettantes, malins et confortables - mais sûrement déjà des moribonds.
Ce qui fait la force irrésistible de la jeunesse c’est son inconscient et secret consentement de la mort. c’est ce consentement tacite qui lui confère son audace, sa témérité, et parfois son héroïsme. Avec l’âge ce consentement doit devenir lucide et serein - non parce que la mort est le consentement d’une vie éternelle, mais parce qu’elle est l'achèvement parfait de la vie et le but véritable de son accomplissement.
Mozart : « Comme la mort à y regarder de près est le vrai but final de la vie, je me suis , depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme, que son image non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais très apaisante, très consolante »...
Ceux qui ne connaissent pas la fascinante tentation de la mort et l’épuisant combat qu’elle vous impose ne sauraient parler de la vie que bien légèrement.
1959- Il y a une grande différence entre l’affirmation d’un art d’exception et la présence pudique, chaleureuse et presque invisible ( comme celle d’un être tendre) d’un art familier accordé à la vie quotidienne de l’homme. Le premier est toujours signification d’une grande passion- espoir ou désespoir - Le second ne saurait être que « le rappel discret d’un espoir «comme très justement Goethe le définit. (Ma constante ambition)
On n’a d’indulgence que pour ceux qu’on aime point. C’est peut être ce qui rend l’amour si difficile.
Rivarol : « L’indulgence pour ceux qu’on connait est bien plus rare que la pitié pour ceux qu’on ne connait pas. »
Toujours Rivarol : « Les esprits extraordinaires tiennent grand compte des choses communes et familières, et les esprits communs n’aiment et ne cherchent que les choses extraordinaires.»
Et Jules Renard : « Un grand poète n’a qu’à se servir des formes consacrées. Il faut laisser aux petits poètes le soucis des imprudences généreuses ! » Y bien réfléchir.
Difficulté d’accepter objectivement son âge. D’autant plus absurde que les avantages de la jeunesse n’ont plus pour vous qu’une saveur très diminuée.
Ce qui est difficile ce n’est pas de se faire aimer, mais bien d’aimer soi-même.
Dans ce monde féroce qui s’écroule avec un bruit de ferraille et d'explosions, un regard direct et sans clignements d’yeux sur la nature et ses vérités premières résonnerait sans doute comme le cri de joie d’un enfant. Mais pourrait-on encore l’entendre ?
Il semble vain de chercher les signes d’un langage, lorsque ce langage n’est plus Verbe, mais simple accumulation de mots.
Ils ont des yeux et ils ne voient pas; ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. Aujourd’hui le Christ ajouterait : ils ont une langue et ils ne la parlent pas...
1959- Les hommes d'aujourd'hui ne parlent plus : ils «causent». Comment pourrait-ils encore jouer la tragédie? Elle est essentiellement Parole - sonore, graphique et plastique. Et comment pourraient-ils encore s’entendre alors que le Logos n’est plus que logorrhée ?
L’homme est si seul qu’il voudrait être entendu, -et il est si vain qu’il lui suffit de croire qu’il est écouté...par des gens qui ne l’entendent pas.
On ne peut participer à la vie d’une collectivité qui ne vous concerne point. Le vigneron aura beau se faire marin, il ne pourra cultiver sa vigne sur un bateau. Il faut bien qu’il reste sur la rive et fasse seul son ouvrage, en attendant que les marins aient envie de tirer une bordée et de boire un coup.
L’espace figuré est d’autant plus sensible que l’objet qu’il contient n’est pas tout à fait à sa mesure, à la même échelle. Il devient alors insolite, et substance poétiquement recevable. Au théâtre cette sur-proportion se retrouve dans la réalité plastique de l’acteur opposée à la figuration virtuelle d’un espace un peu plus petit que le voudrait la vraisemblance.
La vie privée...privée de quoi ?
1960- On ne devrait pas dire « ma vie » mais mes vies, car on en vit toujours plusieurs. Dans ces moments de dépression ou on glisse vers le néant et la négation de soi, il semble qu’une invisible blessure laisse s’écouler tout votre sang. En fait dans cette antichambre de la mort, c’est bien toute une vie qui vous quitte. Car, s’échappant de cette abîme, celle qui revient n’est pas la même. C’est une vie neuve, contenant l’Inconnu de demain, qu’il faut accepter, quelle qu’elle soit, en renonçant à celle d’hier.
Rester disponible pour recevoir ces vies successives, c’est sans doute la chose la plus difficile. Mais le vrai refus est celui de tout ce qui, passé, pourrait compromettre cette disponibilité; c’est celui d’une certaine lâcheté confortable qui sans doute peut nous épargner de nouvelles blessures, mais nous fait perdre, en même temps, notre faculté d’émerveillement, miraculeux privilège de l’enfance et du poète.
La résignation est neuf fois sur dix une lâcheté déguisée: un sursis que l’on demande à la mort.
Le seul don qui compte n’est pas celui qui vous soulage, mais celui qui vous dépouille.
De Mozart : « J’ai pleuré…à quoi bon? J’ai du ensuite me consoler. Faites comme moi: pleurez, pleurez bien à fond, mais enfin consolez vous. Pensez que le Tout-Puissant à voulu cela; et que devrions-nous faire contre lui.»
Dans un bien vain prosélytisme j'ai passé les trois quarts de ma vie à essayer de convaincre des ignorants et des imbéciles. Je ne les ai pas convaincus et j'ai ainsi perdu un temps et une énergie que j'eus mieux fait d'employer à m'efforcer d'être moi même moins ignorant et moins sot.
De Simone : « Je déteste ce que j'obtiens , je n'aime que ce qu'on me donne. »
- Moi aussi.
Un réalisme sans ombres ni lumières mais dans une haute et rigoureuse clarté qui aggrave la présence de l'objet, qui devient alors SIGNE REEL . Un signe de vie.
GIOTTO: chez lui l'ombre ne modèle pas, mais est une sorte d'appogiature qui accompagne le trait. Force singulière d'une écriture qui atteint la frontière du Réalisme sans jamais la franchir.
Repenser l'échelle de l'objet par rapport à l'espace fictif qui le contient. Sa sur-proportion doit être aussi efficace qu'au théâtre celle de l'acteur, qui lui confère sa monstruosité sacrée.
Lorsqu'un homme tire vanité du groupe auquel il appartient -clan, parti, province ou nation - c'est mauvais signe. C'est en général, qu'il ne lui est pas permis de se prévaloir de vertus personnelles.
La peinture abstraite pourrait bien être la plus exacte expression d'une collectivité d’où toute personne humaine est exclue, et, avec elle, Dieu. L'art du robot. Car l'imagination formelle de l 'homme est si limitée, que, privée de l'inépuisable répertoire de la nature, sa limite même devient une sorte de canon auquel se soumettent tous les peintres obligatoirement, et dans une si monotone uniformité. (Au reste tout chef d'oeuvre a toujours été abstrait. Et autre chose aussi !)
Il n'est rien de plus ennuyeux que l'extravagance. A force de vouloir à tout prix provoquer le scandale on finit simplement par engendrer l’ennui.
La seule imagination ne suffit pas à parcourir une étape de l’ouvrage. Il faut que cette étape soit parcourue dans sa forme matérielle et dans son geste manuel: faisant partie de l'accomplissement elle ne saurait être éludée. Un peu de courage S.V.P. !
De Derain: «...indispensable retour à la représentation littérale, la seule, contrairement à ce que l'on croit, qui puisse vraiment libérer valeurs de l'artiste et lui permettre, enfin de compte, de s'inventer lui-même. »
1960- Si j'ai toujours préféré l'aventure que m'offraient l'industrie, ses métiers, le théâtre, c'est que j'espérais qu'en eux je trouverais encore un peu de vie, cette vie que je ne pouvais plus rencontrer dans les cimetières des marchands de tableaux, des
« Salons », et des musées .
Aujourd 'hui, étranger au monde des artistes, ne faisant pas partie de celui de l'industrie ni du théâtre, je me trouve, à61ans, seul sur la route, sans passeport ni permis de séjour. Et j'ai passé l'âge des engagements dans la Légion
Etrangère.
Lorsqu'on refuse tout on est tenté, tôt ou tard par le refus de soi-même. On se trouve alors dans les dispositions voulues pour entrer dans les ordres. Hélas! il n’y a plus aujourd’hui que du Désordre.
J'ai toute ma vie été sollicité par deux dispositions innées: un besoin de perfection formelle qui m'imposait une oeuvre d'artisan conscient de ses devoirs comme de ses limites, et une soif ardente de lyrisme désireux de se libérer - Impulsions contracditoires et difficilement conciliables de nos jours.
Car l'oeuvre lyrique d'un homme d 'aujourd'hui, conscient de son destin tragique, contient nécessairement sa blessure, son angoisse, son désespoir. Alors qu'un ouvrage d'artisan, signifiant par essence la joie de son accomplissement, ne saurait contenir qu 'une certitude de vie et de pérennité, une affirmation d'optimisme sans la moindre ambiguïté.
Mais comment parvenir à cette sérénité souriante quand on a le coeur bouleversé ?
Une instinctive pudeur, peutêtre aussi le sentiment d 'un narcissisme trop complaisant, presque coupable, m'ont toujours interdit un lyrisme fondé sur mon désespoir - Et c'était le seul qui aujourd 'hui me semblait honnêtement possible .
Cette obstination des peintres d'aujourd'hui (ceux qui se disent "modernes") à vouloir systématiquement nier un passé dont ils portent en eux toutes les hérédités, qu'ils le veuillent ou non, me semble inexplicable...sinon primaire. Je ne connais pas de fils refusant l'héritage de son père, sous prétexte que son cousin a inventé le moteur à explosion ou la machine-à-laver.
On tient rarement compte de l'ambivalence des autres, alors que l'on accepte la sienne avec une si complaisante
indulgence !
Que m'importe si elle est détestablement l'une, puisque demain elle sera délicieusement l'autre !
1961- Singulière tendance des peintres dits modernes à limiter la peinture à ses seules vertus picturales. Il me semble que la priver de son contenu allusif et poétique qui élargissait tant son pouvoir d'attraction et de persuasion, c'est en même temps la priver de cette vertu qui en faisait un langage universel. Aucun de ces mêmes peintres ne penserait à limiter les vertus de l'automobile à la seule délectation mécanique.
Si les hommes peuvent supporter les cruautés de la vie ce n 'est pas en raison de leur patience ou de leur courage, mais sans doute parce qu'ils n'ont pas de mémoire.
De Vauvenargues : « Qui condamne l'activité condamne la fécondité. Agir n'est autre chose que produire; chaque action est un nouvel être qui commence, et qui n'était pas. Plus nous agissons, plus nous produisons, plus nous vivons, car le sort des choses humaines est de ne pouvoir se maintenir que par une génération continuelle.» La seule vertu de Picasso: toutes ses oeuvres sont Actions.
La modénature d 'expression mathématique ne saurait être que la confirmation d'une exigence spontanée de la sensibilité. La Règle d'or ne fait que préciser la proportion idéale antérieurement pressentie par l'instinct: un moyen de vérification, non un système de composition, voué à la mort comme tout "système".
Toute la Nature semble obéir à une géométrie, dominée par le polygone. Géométrie invisible et secrète. A ce plan initial, et sans jamais s'en écarter, la Nature a superposé une forme palpitante mouvante où toute ligne droite disparait, niant apparemment cette structure tout en lui obéissant, l'affirmant en la cachant être vu sans se faire voir.
Cézanne voulait faire du Poussin d'après nature. C'était retrouver la vie. Ses suiveurs ne surent faire que de la nature d'après Cézanne. C'était chercher la mort: ils l’eurent.
Repartir de la vie...encore faudrait-il qu'il y ait des hommes qui vivent, non des robots qui fonctionnent.
1962- Il n'est pour l'homme que deux conditions: accepter sa solitude et ses tristesses, ou supporter la vie conjugale et ses blessures. La première a pour seul avantage d'épargner à autrui les cruautés de la seconde.
C'est à la qualité des gens qui les servent que l'on reconnait les vrais chefs. Un chef ne commande pas, il suggère, et il est servi. Un contremaître commande et il n'est qu'obéi.
Etrange pouvoir de la vie. Alors que vous n'avez plus aucune raison de vivre, que plus rien ne justifie votre existence, que toutes vos conclusions vous conduisent à la nésessité de la mort, que lucidement vous avez tout préparé pour que s'accomplisse ce qui ne vous semble plus qu'une banale formalité, une volonté mystérieuse, complètement étrangère à votre conscience, venant de je ne sais quel bas-fond de votre être, imprévisible mais impérative, vous empêche de faire le geste fatal et définitif, pourtant si simple. Et au lieu de prendre la dose mortelle, qui se trouve alors à la portée de votre main, vous absorbez...un soporifique .
Ceux qui parlent de la lâcheté du suicide sont des sots qui n'ont jamais tenté l'expérience et ignorent ce dont ils parlent. Il est au contraire la plus grande, la plus difficile victoire sur une foncière et incommensurable lâcheté. (7 Mai 1961) Un ultime acte de foi.
Si les hommes acceptent l'absurde avilissement et la sordi de stérilité de leur vieillesse, son mensonge, ses simulacres et ses grimaces, ce n'est ni grandeur d'âme ni sagesse - mais simple obéissance à leur foncière et subconsciente lâcheté.
Pour ménager leur orgueil, leur amour-propre, leur dignité, ils baptisent cette obscure obéissance: oeuvre à terminer, de voir, courage, voire Dieu, que sais-je? Pour 99% Dieu est la plus commode des lâchetés, et le plus affreux des simulacres.
Les héros, s'ils sont jeunes, ne croient qu'à la vie et n'ont jamais pensé profondément à la mort, tant ils sont accaparés par la frénésie de leur vie .
Les autres acceptent l'éventualité fatale parce qu'ils savent qu'un autre se chargera de leur épargner leur ultime lâcheté. Oh! Suicidés qui avez eu le courage d'aller jusqu'au bout de votre geste, comme je vous admire, et comme je vous envie, ce soir! ( 7 Mai 1961).
Je préfère donner mes ouvrages à ceux qui les aiment, que de les vendre à ceux qui les évaluent - Cela coûte cher !
1962- Je n 'ai jamais recherché que leur estime - et ils ne m 'ont donné que leurs douteux éloges.
Lorsqu 'on a des ennuis avec la vie on devient très ennuyeux pour les gens qui n 'en ont pas.
Etrange que l'on puisse compter tant de gens pour vous empêcher de mourir et si peu pour vous aider à vivre.
I963- La chose seulement IMAGINEE pourra sans doute surprendre, étonner , voire intéresser; elle n 'aura jamais la vertu d 'émouvoir.
Seule la chose RESSENTIE possède ce don d 'émotion et donc de persuasion.
Ne pas confondre "percution" et "persuasion". Picasso est percutant.
L 'égoïste en somme est un sot. Car se contentant des fugitifs plaisirs de recevoir, il se prive de la seule joie réelle: celle de donner .
En tout homme, dit-on, il y a un cochon qui sommeille. On peut dire aussi qu 'en toute femme il y a une putain qui s'ignore •••ou qui fait semblant.
1964- Drieu La Rochelle : "L 'homme ne nait que pour mourir, et il n 'est jamais si vivant que lorsqu'il meurt. Mais sa vie n'a de sens que s'il la donne au lieu d'attendre qu 'elle lui soit reprise."
Du même: "Le neuf nait de l 'Ancien, de l'Ancien qui fut si Jeune ! "
1965- Mon grand péché fut toujours l'impatience , mon constant souci : une lutte contre la montre. Et pourtant je n 'ai jamais cessé de croire au vieil adage de Léonard: "L'Impatience, soeur de la Sottise, admire la brièveté ." Jamais plus actuel !
Du même Léonard : " La peinture va d'âge en âge déclinant et se perdant quand les peintres n'ont pour auteur que la peinture précédente" -(et eux-mêmes).
Ce qui pour lui ne voulait pas dire tout casser et repar tir à zéro, mais bien "continuer", perfectionner, pas faire.
On commence par "Etre" - Ensuite on continue, enfin on recommence. Le tout est de savoir si cela vaut encore la peine de recommencer ???
I7 Juin 1966- Je tente de me tuer.
Ier Juillet 1966. Les braves gens ! Ils ont maintenant la conscience tranquille, persuadés de m'avoir "sauvé la vie"
Une vie odieuse pour moi et qu'ils me condamnent à vivre ainsi.
La difficulté n'est pas de se tuer, mais bien de déjouer l'intervention intempestive de tous ces "braves gens" qui veulent absolument vous empêcher de mourir. Pourquoi ?
En bonne logique, ayant pris (très gratuitement) la responsabilité de vous faire poursuivre un séjour sur cette aimable planète, ils devraient au moins, ensuite, vous aider à vivre cette vie que vous refusiez mais qu'ils tiennent absolument à vous voir vivre...ne serait-ce que pour le petit confort de leur conscience.
O ! Ponce Pilate ! ( et complaisante lâcheté ! )
Septembre 1966. Mon unité me semble pulvérisée, brisée en mille morceaux , comme un verre, qui ne peut plus rien contenir. "Qu''importe le flacon..." c 'est bien joli, mais : s'il n 'y a plus de flacon ?
3 Octobre 1966. Au point où j'en suis, ayant totalement perdu toute volonté d'être, je devrais logiquement tenter une nouvelle fois de franchir la grande Frontière, avec maintenant les moyens et peut-être la certitude de réussir.
Mais quoi ? Quel est donc cet illusoire espoir qui se glisse en moi ? Un tour du Destin ou plutôt du Malin pour prolonger mon séjour dans son enfer ? Indéfinissable espoir... l’espoir en rien du tout absurde.
Peut-être une lâcheté ? ou seulement la peur de ne pas réussir : une seconde défaite plus ridicule que la première .
4 Octobre 1966. Je choisis la dérobade dans une Cure de Sommeil- en clinique.
Une nuit de 10 jours, si longue que l'on perd toute notion du Temps. Délicieuse parenthèse où l'on voit plus clair que dans le jour - Clarté et non lumière. Dans la nuit noire "Cette obscure clarté qui tombe des étoiles..." Le vieux Corneille avait dû faire une cure de sommeil.
Novembre 1966. Hélas ! les "parenthèses" par définition ne durent pas. Cette clarté, voisine de l'émerveillement , fond comme neige au printemps.
Décembre 1966. Il y a des choses qu 'on donne ( ou qu 'on prend ), dans l'Eros .
Il y en a d'autres qu'on lègue, dans la mort.
Il y en a aussi sans aucune valeur qu'on ne peut que dédier.
Je dédie ces feuilles déjà mortes mes amis, défaut de l'Autre que j'ai tant espérée et qui n 'est jamais venue.
Feuilles Mortes II (1958-1966)
Janvier 1967. Vivre, c'est projeter. En "transit" c'est le sentiment obsédant que j'éprouve depuis ma tentative avortée du mois de Juin dernier. Chaque jour, un peu plus, je perds la conscience de ma vie devant l'incapacité, l'interdiction de toute projection vers l'avenir - même un avenir proche - que je sais limité par une fatale tentative d'évasion (réussie celle-là je l'espère) et qui m'obsède.
Mais qu'il est donc difficile de se résigner à mourir. Et pourtant la vie ne m 'apporte plus rien. Aurais-je donc à jamais perdu ce don d'émerveillement, cette ardeur parfois frénétique, qui me faisait "flamber" jusqu'à l'achèvement de l'ouvrage - quel qu'il fût ? Chaque jour m'en apporte la désespérante confirmation.
24 Janvier 1967. 66 ans viennent aujourd'hui de sonner à la petite horloge de ma vie. Ce qui ne change pas grand chose !
La présence en moi de ces deux êtres contradictoires - l'un vivant par les artifices de la pharmacie (quelques heures par jour !) et l'autre n'aspirant qu'à la mort - qui se livrent un perpétuel combat, m'épuise, et si j'en avais encore la force physique, me révolterait. C'est cet épuisement et cette impuissante (ou impossible) révolte, qui me pousseront un jour vers le néant. Mais quand ? Legendre me promet monts et merveilles de son traitement de protéines, mais ne commence toujours pas... Aurai-je la force d 'attendre encore ? Depuis le temps que je m'accroche à ce dernier espoir j'y crois de moins en moins.
25 Janvier. Reverdy écrivait: "Le dégoût de créer devient insurmontable lorsqu'on a acquis l'amère certitude qu'aucun effort, même le plus patient, le plus désespéré, ne pourra plus aboutir à aucun progrès." Lorsqu'on a atteint ce dégoût, comme je l'ai atteint, prolonger sa vie devient simplement absurde.
L'oeuvre d'art fut toujours pour moi une projection vers L'avenir, une force contenue qui se libérait, un acte, non une contemplation. C'est dans cette perspective que l'oeuvre (ou une grande partie de l'oeuvre ) de Picasso force l'admiration sans pour autant nous émouvoir. Peut- être parce que l'acte est trop délibérément visible ?
"Ars est celare artem" Il faudrait y bien réfléchir. La vie est un songe, dit-on. Il faudrait donc l'arrêter avant que le songe devienne cauchemar.
26 Janvier 67. Legendre m 'a téléphoné hier soir : il pourra en fin me faire ma première injection. Samedi ma tin. J'.ai accepté, bien que je ne pense pas que cela puisse changer quoi que ce soit aux problèmes insolubles qui sont devant moi.
29 Janvier 67. Cette petite aiguille est entrée dans ma veine. Mais pourrai-je attendre 15 jours pour en ressentir les effets ? Aujourd'hui, dimanche, je me sens plus isolé que jamais. J'ai fait en vain le tour des amis que j'aurais pu atteindre. Aucun n'est là: le désert sans la moindre oasis. Le refuge de mon travail est fermé à clé et je suis incapable d'en fracturer la serrure. Aurai-je même la force de me tuer ? Même pas. Cette ridicule piqure a brisé ce qui me restait encore d 'énergie et de courage.
Une défaite de plus. La mort en elle-même n'a rien de tragique. Ce sont les hommes et les médecins obnubilés et terrifiés par la souffrance qui l'accompagne (parfois) qui ont une fois de plus confondu la périphérie et le centre. Et la souffrance étant un aspect de la vie, c 'est cette vie qui est tragique et non la mort par laquelle cesse toute souffrance.
Les médecins m 'ont sauvé la vie en m 'opérant de la vésicule biliaire, me faisant vivre ensuite une vie invivable. Une deuxième fois mes gentils amis m'ont à nouveau sauvé la vie en me la rendant encore plus invivable.
Pour la troisième fois la médecine aujourd'hui tente de me sauver la vie en me proposant ce qui n'en sera sans doute qu'un simulacre à travers des cellules de veau ou de génisse ! (Je sais bien que Je suis placé ici, avenue René Coty, pour regarder passer les trains...)
Jusqu'à quand durera ce manège absurde et quand aurai-je le courage de le faire cesser ? Pourquoi la mort qui n'est que l'aboutissement le plus banal de la vie, débarrassée de cette défroque tragique dont on l'affuble n'aurait-elle pas, comme la vie, une grande part d'humour ? "Dramma Gioccoso". Comme Mozart avait raison ! Car honnêtement combien de fois, moi comme tant d'autres, avons éprouvé l'envie de rire -plus que celui de pleurer- dans un enterrement ? La coutume paysanne du grand repas après les funérailles, où, au dessert , on se raconte , en se tapant sur les cuisses, toutes les ''bien bonnes" du défunt dans un immense éclat de rire , me plait infiniment. Ces gens-là ont pris conscience de la juste mesure de la mort.
30 Janvier 1967. Je me persuade de "tenir" une huitaine de jours, ne serait-ce que par honnêteté vis à vis de Legendre. Mais que faire de ces longues journées, seul et sans travail possible ? Il eût fallu que je puisse partir en voyage , quitter cet appartement où je tourne en rond : un dépaysement sinon un bouleversement, une rupture en tout cas avec mon quotidien. Toutes choses impossibles faute d 'argent. Si l'argent ne fait pas le bonheur il évite en tout cas bien des emmerdements.
11 Mars 1967. Six semaines aujourd'hui depuis cette piqûre. Six semaines d'attente stérile, d'inertie, dans une immense fatigue physique . Et pourquoi ?
13 Mars 1967. La vie d 'un homme c'est si peu de chose ! Le fil de la mienne s'est rompu il y aura bientôt quatre ans, et je ne parviens pas à renouer les deux bouts. En bonne logique j'aurais dû être tué ce jour-là par cet imbécile qui, médiocre agent d 'assurance, s'est contenté de m'estropier médiocrement, sans se douter qu'avec ma jambe il brisait aussi le fil de ma vie. Le monde doit être plein d'assassins inconscients jouissants d'une très paisible conscience. Les caprices du destin sont imprévisibles et d'une cruelle ironie: car un an après, jour pour jour, le 15 Juillet 1964, le mari de la pompiste blessée en même temps que moi mourait brusquement d 'un arrêt du coeur...
15 avril 67 - Plus de deux mois passés à attendre que ces cellules-miracle veuillent bien se manifester -dans les hauts et les bas d’un incoercible espoir et d’affreuses dépression. Je me dope plus que jamais. Heureusement Attila m'aide efficacement à préparer mon exposition d'Amsterdam. Cette projection dans un très proche avenir (au-delà duquel je ne puis rien voir sinon l'entrée d'un nouveau tunnel) bien et occupe cette fastidieuse attente par une tâche manuelle qui tue le temps, mais au prix de quel effort parfois pour justifier sa nécessité !
Enfin le 12 avril, comme prévu, tout est parti. J’ai au moins tenu mes engagements pour cette exposition « pré-posthume ». Des discours et des fleurs…J’aurais tant besoin de fruits – et de mordre dedans.
16 avril 67 – Nouvelle crise de foie, aiguë ; la 4eme en trois semaine excessif. Logiquement je peux mourir d’un jour à l’autre, (au cours d’une dépression plus profonde) quand cette logique deviendra nécessité impérative. Pourtant je n’ai pas le goût d’écrire les instructions, dispositions etc…Je mourrai donc intestat. Quelle importance ? Là où j’irai ces paperasses seront bien vaines…et « poussières du vent ».
Et puis tous ces « braves gens » qui m’ont « sauvé la vie » en juin dernier avaient-ils pris des « dispositions » destinées à me rendre la vie moins invivable ? Alors qu’ils se démerdent quelques jours : c’est ça la vie, la leur, celle qu’ils aiment temps ! Cela leur permettra de penser à moi au moins trois ou quatre jours. C’est déjà beaucoup.
17 avril 67 - la peinture fut pour moi le plus efficace « trompe la mort » : un signe de vie, de MA vie. Mort, elle n'a plus aucune importance : « vanité des vanités etc… Qu'elle aille où elle voudra ! » La postérité ? Connaît pas » disait Delacroix.
18 avril 67 - toujours ce sentiment d'être en sursis les petites cellules de Legendre semblent pourtant vouloir se manifester mais que seront-elles (en les admettant actives) sinon un nouveau simulacre ? En attendant, leur réaction violente sur mon foie compromet la plus grande partie de leur action bénéfique. Alors ? Régime déprimant et expédients pharmaceutiques habituels : corydrane, phénédrine, et barbituriques. Expédients dont ce traitement devait en principe me libérer… Legendre est un peu confus et embarrassé devant cette réaction hépatique qu'il n'avait pas prévue. Au fait, savait-il lui-même ce que contenait au juste ses ampoules ? Pourquoi pas, entre-autre, des cellules d'une génisse hépatique et neurasthénique ?
18 avril 67 - En fait, dans les rares, trop rares instants de bien-être - entre deux crises de foie - je retrouve, sinon la joie et la ferveur, du moins un certain « amusement » dans la peinture - sentiment que j'avais perdu depuis plusieurs années (1963) et que ne pouvait me procurer aucun « doping ».
Mais je me sens confusément dans ces instants devenir un « autre ». Une certaine mue ? Evitez à tout prix les tristes (et peu honnêtes) redites, habituelles dans la vieillesse de l'artiste, et des autres gâteux. (« les vieillards il faut les tuer jeunes » Alfred Jarry) je sens bien qu'alors il me faudrait tout recommencer, dessiner et redessiner d'après nature sans aucune idée préconçue, voire sans objectif de tableau. En aurais-je, à 66 ans, encore la force, le temps… et l'argent ? Comme je l'avais en 1940 ?
19 avril 67 - D’Alexandre Dumas : « La vieillesse n’est pas supportable sans un idéal…ou un vice ». Ce vice impuni : la Peinture si gratuite et inutile soit elle ?
De Boucher de Perthes : « Être tourmenté d’inquiétude, dévoré d’angoisses et de maladies, cela s’appelle le bonheur de vivre – Être délivré de tout cela se nomme le malheur de mourir ».
Et d’Alfred Capus : « Tout s’arrange, mais mal ».
23 avril 67 – Mais qu’il est donc difficile de renouer les deux bouts d’un fils rompu. Doublement rompu, pour moi : celui de l’histoire et celui de ma vie.
Je crois que reprendre, même en le transformant, mon travail sur « Le Lac » est une erreur. Il appartient beaucoup trop à un passé déjà loin (je l’ai commencé en 64) et à ce que je fis ou voulais faire dans ce passé. C’est une impasse dangereuse et malsaine.
J’ai chaque jour et chaque soir sous les yeux une ville partiellement en construction et qui n’a plus grand-chose de Paris. Y penser sérieusement. Dessiner et peut-être envisager sinon un tableau, du moins une étude ?
Ne pas continuer non plus « les portes » auxquelles il manque quelque chose que je ne parviens pas à déceler. Dans ces trois semaines dont je dispose avant mon exposition d’Amsterdam, me borner à mes études, limitées à leur fonction de reconnaissance. Peut-être une copie ou un auto-portrait faute de modèle ?
28 avril – de Reverdy : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut-naitre d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte ».
On peut tout pardonner. Mais saurait-on tout oublier ?
9 Mai - Une mue comme celle que je pressens ne peut se faire que dans l'inaction, une sorte de léthargie, une passivité, laissant l'avenir entrer en vous. Il faut que je m'y résigne et m'y applique. Mue n'est pas feu : il faut laisser prendre la flamme, une flamme encore hésitante, et que le moindre souffle pourrait éteindre.
De Boris Vian : "Ne cherchez pas à faire de l'esprit : elles ne comprennent jamais. Celles qui comprennent sont déjà mariées..."
17 Mai 67 - Le ridicule ne doit plus tuer. Sinon il n'y aurait plus beaucoup de femmes vivantes. Comment celles qui ont passé la quarantaine ne perçoivent-elles pas le ridicule de leur acharnement à vouloir se livrer aux ébats érotiques ? Le ridicule et la tristesse... Les autres portent des mini-jupes !
L'œuvre d'art est-elle à ce point dégradée ? Je vois chaque jour des hommes intelligents et cultivés accorder une sérieuse importance à des œuvres insignifiantes, aussi faciles que vaines, c'est le moins qu'on en puisse dire. L'attitude hostile du public des Impressionnistes continue ses ravages -en sens inverse.
1 Juin - Comme je le prévoyais, après quelques jours d'euphorie due à l'action et à la gentille présence des gens qui m'entouraient, cette exposition d'Amsterdam malgré sa réussite ne m'apporte que tristesse et dépression. La vieillesse n'est supportable que si l'on est exempt de maladie -et de soucis d'argent. Ce n'est pas mon cas.
13 Juin - Je fus, dans ma jeunesse, résolument optimiste. Je crois que ma misanthropie est née de ma stupéfaction devant la progressive découverte du Mal qui m'entourait et qui m'entoure plus que jamais : la tyrannique suprématie de la lâcheté et du mensonge, celui-ci conséquence obligatoire de celle-là -et, par tous acceptée. Ma plus grande erreur est d'être resté trop longtemps aveugle et d'avoir toujours voulu ignorer les règles de ce jeu qui mène le monde. Aujourd'hui, même si je le pouvais, il serait trop tard pour le jouer.
De Reverdy : "Ils ont, à peu près tous, une façon de mentir qui ne ment pas."
19 Juin - Il ne devrait jamais y avoir d'exposition "rétrospective" avant la mort de l'artiste. De son vivant elles ne peuvent être que meurtrières. L'artiste ne peut que regarder devant lui, se projeter en avant ; jamais se retourner pour regarder en arrière. Orphée en est mort.
Reverdy avait une fois de plus raison : "Il est des moments, lorsqu'on revient trop loin en arrière, où les années les plus éclatantes se mettent à briller et à sonner comme des lux louis d'or... de plomb."
25 Juin - Legendre me fait ce soir la deuxième injection de cellules. C'est un banco que j'accepte. Ce ne peut être pire et peut-être un choc en retour meilleur ? Si celle-là ne réussit pas, il sera toujours temps d'en finir.
Une perception d'impressionniste mais une écriture aussi rigoureuse que celle de Giotto. Est-ce possible ?
Il faudrait pourtant s'entendre : tout le monde est d'accord pour admettre que l'on ne peut compter que sur soi-même. Et tout le monde est d'accord pour condamner l'égocentrisme.
Ce qu'il y a d'avantageux dans le cimetière, c'est que ce sont les autres qui se chargent du déménagement.
27 Juin - De Reverdy : "Le fond du pessimisme est la bonne foi et l'honnêteté. L'optimisme est trop souvent fait de manque de scrupule et de frivolité. Le pessimiste compte trop sur lui-même et cette responsabilité l'écrase ; l'optimiste compte toujours sur autre chose et s'en trouve allégé."
6 Juillet - Attendre. Quoi ? Qui ? Godot ?
Tout me ramène logiquement à la mort. Mais qu'il est difficile de la provoquer pour la seconde fois ! Sans doute la crainte, accrue par la première tentative, d'un nouvel échec, insupportable à penser celui-là.
Et pourtant je sais bien que même si cette seconde piqûre me vaut un léger regain de santé, ma vie, absurde aujourd'hui, n'en sera pas changée pour autant : mon isolement sera le même et l'insoluble problème de mes moyens d'existence aussi. Alors ? Un miracle ? En quel honneur ?
Je sais très bien que j'aurais dû me remarier -une troisième fois... mais qu'avais-je à offrir à une femme ? De devenir ma veuve et mon héritière, c'est tout.
Cultiver la pomme de terre pour se nourrir et ainsi avoir la force de cultiver la pomme de terre. Un programme comme un autre !
La vie n'est possible que si elle est consacrée totalement à un objectif imaginaire et gratuit. Celle du savant, celle de l'artiste, de l'homme d'État (si elle est courte) et celle du fou – j'allais oublier les assassins.
De Lucien Guitry : "Dans la mort, les plus à plaindre sont ceux qui restent. Ben... demandez-leur donc de changer."
8 Juillet – Durant la majeure partie de ma vie, les imbéciles m'irritaient mais je n'avais pas le temps de m'y attarder. Je haussais les épaules puis je les oubliais. Il m'arrivait même parfois d'être assez sot moi-même pour essayer d'éclairer leur sottise ! ...Aujourd'hui, ils sont devenus pour moi si meurtriers que j'en reste affecté, presque blessé. Cela n'est pas pour diminuer mon isolement.
La jeunesse d'aujourd'hui qui veut se singulariser par son apparence vestimentaire et capillaire me semble aussi ridicule et sotte que les rapins qui, faute de talent, affichent le "genre artiste". " Ne quid himis !" aurait dit Pascal. Les révolutions ne se font pas avec des minijupes mais avec des mitrailleuses.
Le cortancyl tempère momentanément l'action de mon foie et, comme toute drogue, me redonne l'illusion d'être. C'est toujours quelque chose, mais je sais que c'est provisoire — comme un soporifique — et loin du pouvoir de projeter dont j'aurais tant besoin. Je travaille comme un somnambule se promène sur les toits. Mais que vaut mon travail ?
17 Juillet — "Si tu ne peux le faire par inspiration, fais-le par révolte", disait le vieil Horace. La difficulté est de maintenir en permanence cet état de révolte. Aucune révolution n'est parvenue à la faire.
On a tort d'employer abusivement le mot amitié. Elle est la chose la plus rare du monde. Je veux dire la vraie, l'efficace, dans le bonheur comme dans le malheur. La plupart du temps, on devrait dire "camarade", "connaissance", voire "relation" et non "ami". En me retournant sur mes années passées, je ne puis en compter que deux : Jean Puech dans ma prime jeunesse et plus tard Reverdy. Balthus ne fut jamais un véritable ami ; une sorte de pudeur nous séparait. Au fond, n'ayant jamais pu approuver sa vie d'homme — la méprisant même — je ne fus jamais que le "copain" de l'artiste. Ce n'est guère.
En général, une vraie amitié d'homme est toujours brisée par la venue d'une femme : maîtresse ou épouse. L'éros serait-il l'ennemi mortel de l'amitié qu'il considère sans doute comme concurrente déloyale ?
De Reverdy : "Étrange que l'idée de la mort puisse à certains moments tant aider à supporter la vie."
J'ai mis 45 ans à essayer de comprendre ma vie. À 66 ans, je n'y comprends rien. Je sais seulement qu'au bout il y aura la mort. Alors pourquoi pas tout de suite ?
Ces glissades vers le néant provoquées parfois par un infime accident physiologique. Perte totale de la volonté d’être qui se moque bien de l’instinct de conservation. Un temps intemporel qui n’est ni la mort ni la vie – on se révolte de cette incapacité à ouvrir la porte de l’une ou de l’autre. Et puis on s’en f... et on s’abandonne à la seule solution permise : le bulldozer.
La clinique et... ses factures. Les braves gens vous mèneront à l’une mais ne paieront pas les autres. On s’en contre-f...
26 juillet – 21 jours pendant lesquels on est vivant sans la moindre possibilité d’exister. Mais où est-il possible d’exister ?
18 août 57 – Sortie du tunnel. Je ne sais pas si je suis – si je suis mieux ? En tout cas un « autre », pas très solide sur ses pieds, pas très sûr de ne pas dérailler. Je connais trop ces résurrections pour leur faire encore un crédit à long terme. Voir venir, c’est tout ce que je puis me permettre comme avenir.
Négatif ou positif ? Peut-être les deux à la fois, comme une photographie : l’un sur pellicule transparente – l’autre sur papier opaque. Mais quel est le réel ?
De Rivarol : « Sur 20 personnes qui parlent de vous, 19 en disent du mal et la vingtième qui en dit du bien, le dit mal. »
De Ionesco : « Pour certains il est facile de vivre, ils n’ont qu’à se laisser aller. Ils glissent. Moi je dois toujours escalader des montagnes, que d’ailleurs je n’escalade pas. »
19 août – Pourquoi écrire ces notes désordonnées et intemporelles ? Et que personne ne lira ? Je m’y astreins uniquement pour moi : elles me tiennent lieu d’interlocuteur que je n’ai pas. Si j’en date quelques unes, c’est pour qu’elles me servent de repères, comme un marin fait le point pour connaître sa position. C’est tout.
Et puis c'est une manière de se débarrasser de certaines obsessions mentales, comme peindre est se "débarrasser" d'une obsession visuelle -comme on prend de l'aspirine pour être débarrassé d'un mal de tête. " Écrire" est plus, ou aussi difficile que de peindre. Le seul avantage que j'y vois c'est la rapidité de l'exécution -cette exécution qui exige du peintre 90% de son effort et de son temps dans une lutte artisanale (et inégale) contre une matière rebelle, et si décevante ! Aujourd'hui du moins -je comprends l'attirance qu'exerce sur les jeunes peintres l'art qualifié de "Cinétisme". Je préfère cela (en partie) à l'affligeante "matière" d'un Matisse ou même parfois de Picasso.
Et si cette obsession n'était qu'une forme de l'éternelle question? To be or not to be ?
Le bonheur du poète est de pouvoir ne pas y répondre -en s'en débarrassant dans son œuvre. (Bon débarras!)
La faiblesse du savant est de vouloir y répondre. Il n'y répond jamais et ne fait que décrire les effets mais ne touche jamais la cause, qui seule nous intéresserait.
Le croyant, (quelle que soit sa religion) l'évite (ou croit l'éviter) en acceptant une cause "à priori". C'est peut-être cet "à priori" qui est la grâce.
La seule sagesse y répond par la "connaissance" -le contraire de la science -celle du vieux Socrate, qui sait qu'il ne connaîtra jamais. La ciguë est alors aussi simple qu'un coup de Beaujolais. Et ne comporte ni lâcheté ni courage. Le seul véritable acte de foi : connaître qu'on ne connaîtra jamais. Il n'y a plus de "question".
C'est dans la jeunesse qu'on a la plus illusoire conscience de la continuité du temps, de son indivisibilité, si grande vous semble la "durée" qu'on a devant soi, la durée fragment du Temps.
Mais c'est dans la vieillesse qu'on aurait le plus besoin de cette conscience (même illusoire) pour pouvoir continuer son ouvrage en dépassant l'instant, en le projetant dans le temps -la durée.
28 Août - Fragilité de la dérisoire unité d'esprit ! Il suffit d'un comprimé d'euphorisant pour penser et voir blanc ce que quelques instants avant on pensait et voyait noir, et un somnifère vous projette subitement dans un autre monde. Allez donc vous y reconnaître !
Je suis entré hier dans la 10ème semaine de ma seconde piqûre de protéines. Ces sacrées cellules vont-elles se manifester cette fois bénéfiquement ? Ou redoubler la vulnérabilité de mon foie ?
Le potentiel actuel de mon travail efficace est d'environ 3 à 4 heures maximum, le matin dès le réveil. À midi commence la grande fatigue, puis l'indifférence, et enfin le dégoût. Quand suis-je moi-même, et non un simulacre ?
11 Septembre - Le bénéfice de ma cure diminue de jour en jour. Et je reviens insensiblement à l'état dans lequel je me trouvais avant le Vésinet. De la thérapeutique pour milliardaires, qui n'ont rien à f...
11 Septembre - Transmutation partielle : une chose qui commence chose et devient autre chose, Sirènes, Centaures, Sphinx, Dragons, feu, eau... J'aimerais savoir pourquoi les anciens, y compris les premiers chrétiens, avaient tant de goût pour ces transmutations ?
L'eau changée en vin (noces de Cana) et 14ème arcane du tarot : le contenu d'un vase bleu dans un vase rouge ? ??
12 Septembre - Courage et découragement. Un changement d'appartement ne changera rien -RIEN- de mon état. Que ce soit Paris (où mes "Amis" ne sont jamais là !) ou Versailles (où j'ai tant de souvenirs heureux). La charrue avant les bœufs. Il faudrait d'abord -mais est-ce encore possible ?- que je me remarie -non- que je m'associe avec un être qui ne me porte pas trop sur les nerfs, qui aurait renoncé aux hommages érotiques -difficile- et que je refasse un foyer, non une tour d'ivoire de célibataire. Mais avec qui ? Cet être-là est plus difficile à trouver qu'un appartement... Jusqu'à ce jour je n'ai trouvé que la mort.
13 Septembre - Insister sur le trait -seule véritable invention de l'homme (voir Giotto où la couleur n'a qu'un rôle d'accompagnement). Rouault a un peu trop insisté -Perspective linéaire, utilisée non comme simulacre de représentation mais comme moyen de composition, comme je l'ai, trop timidement, tentée dans D. Giovanni et surtout dans "Chemin de Lumière". Multiplier les points de fuite et de distance.
Reprendre certains dessins de NU par les vides. Comme une lettre.
En fin de compte il faut bien accepter cette permanente "fatigue" que les médecins nomment ainsi par un charitable euphémisme pour ne pas prononcer le mot réel "vieillesse". Pourquoi ne pas s'y habituer -comme on s'est habitué à l'enfance, l'adolescence et la jeunesse ? À condition évidemment d'avoir l'argent nécessaire pour la vivre ? C'est une autre histoire et au fond le seul problème. La santé et le fric. (Difficile). Je n'ai ni l'une ni l'autre.
17 Septembre - Aujourd'hui, après 12 semaines d'attente aussi patiente que vaine, il faut bien que j'admette la perte de ce "banco" que j'ai voulu risquer le 25 juin en me laissant faire la seconde injection de ces odieuses petites cellules qui ne m'auront valu en fin de compte qu'une atteinte meurtrière à mon foie. Legendre, lui-même admet que c'est un échec et que le traitement est loin d'être au point... Il me faut donc repartir sur un autre pied - en supposant que j'ai encore des pieds ? et aussi que j'ai envie de repartir ? Ce qui n'est pas très sûr. Et puis repartir vers quoi ? Au point où j'en suis cela en vaut-il encore la peine ?
On essaie de trouver des raisons - elles sont toujours à l'extérieur, à la périphérie, jamais au centre. Malgré certains jours où je me laisse leurrer par elles, je sais parfaitement la nature du mal dont je suis atteint : la psychasthénie est une maladie sans doute incurable, comme la tuberculose ou le cancer - une sorte de cancer de l'âme, dont la mort seule peut vous libérer.
1er Octobre - Mais qu'il est difficile de franchir la grande frontière.
3 Octobre 1967 - Ce petit cahier en est à sa dernière page. Cela vaut-il la peine d'en commencer un autre ? À quoi bon ? Me voici revenu le long de cette frontière que je ne connais que trop, pensant chaque jour à la franchir, n'ayant plus d'autre perspective. Tout ce qui fait partie de la vie me semble vain, étranger même et semble bien ne plus me concerner.
Alors ? Quels mots pourrais-je écrire ?
Sinon celui d'Adieu ?
© ROLAND MOURON - AM.CASSANDRE - ATELIER CASSANDRE