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DÉCORS & COSTUMES DE THÉÂTRE PAR A.M.CASSANDRE

« Une haute et rigoureuse clarté, aggravant la présence de l'objet, qui devient alors signe réel : un signe de vie. »   

«Je ne crois pas à l'art considéré comme un absolu. En vérité , on peut faire n'importe quoi avec art.»

A.M.CASSANDRE

A.M.CASSANDRE ET SON OEUVRE THEÂTRALE :
Une révolution scénographique

L'univers théâtral d'A.M.CASSANDRE représente un pan majeur mais souvent méconnu de son œuvre, éclipsé par ses célèbres affiches publicitaires. Ce génie visuel a pourtant profondément marqué la scénographie française de l'entre-deux-guerres, fusionnant avant-garde et fonction avec une rigueur mathématique caractéristique.

Portrait d'un artiste total

Adolphe Jean-Marie Mouron, dit A.M.CASSANDRE (1901-1968), est avant tout reconnu comme l'un des maîtres de l'affiche moderne. Né en Ukraine dans une famille française, il reçoit une formation pluridisciplinaire à Paris, entre l'École des Beaux-Arts et l'Académie Julian. Cette polyvalence nourrit sa vision scénographique où convergent arts graphiques, architecture et dramaturgie.

L'art théâtral devient pour lui un laboratoire d'expression totale, dépassant la simple conception d'affiches promotionnelles pour pénétrer au cœur même de la mise en scène. Son approche révolutionnaire repose sur une conception architecturale de l'espace scénique qu'il considère comme un volume dynamique, un "organisme vivant" répondant aux exigences dramaturgiques.

Collaborations décisives avec Louis Jouvet

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La rencontre entre Louis Jouvet, maître de la mise en scène moderne, et A.M.CASSANDRE, inventeur d’un langage graphique radical, marque un tournant dans l’histoire de la scénographie française. Leur association, entamée au début des années 1930, fut brève mais décisive, donnant lieu à une série de spectacles emblématiques où l’esthétique visuelle devient langage dramatique à part entière. Ensemble, ils ont contribué à inscrire la scénographie au cœur du processus théâtral, comme un espace de pensée, de rythme et de signification — bien au-delà de la simple illustration.

1. Contexte de la rencontre : entre théâtre et modernité

Lorsque Cassandre entame sa collaboration avec Louis Jouvet au Théâtre de l’Athénée en 1933, il est déjà reconnu comme un des plus grands affichistes européens. Jouvet, quant à lui, s’émancipe de la tradition naturaliste avec un théâtre plus stylisé et intellectuel, en particulier dans sa relation étroite avec Jean Giraudoux, dont il mettra en scène les textes à partir de 1928.

Ce contexte explique la convergence naturelle entre ces deux artistes :

  • Jouvet cherche une scénographie capable de servir l'idée dramatique plutôt que la reproduire.

  • Cassandre veut transposer au théâtre les codes du constructivisme, du cubisme et du graphisme moderne, dans une perspective fonctionnelle et symbolique.

2. "Amphitryon 38" (1933) : le point de départ

La première collaboration attestée entre les deux hommes concerne la mise en scène d’Amphitryon 38 de Giraudoux, présentée au Théâtre de l’Athénée en 1933. Le décor imaginé par Cassandre joue sur les structures géométriques, la profondeur scénique et une palette sobre. Ce n’est pas un cadre réaliste, mais un dispositif d’évocation : une scénographie qui soutient le jeu et les mots en mettant en scène la duplicité, l’ironie et la mythologie revisitées.

« L’espace scénique devient un personnage à part entière, un miroir de la parole » — selon des critiques de l’époque dans Comœdia et Le Figaro.

Cassandre conçoit également les éclairages en lien avec la scénographie, ce qui est novateur à une époque où décor et lumière étaient souvent disjoints.

3. Autres projets avec Jouvet : réalisations et ébauches

Le tandem ne s’arrête pas à Amphitryon. Cassandre collabore, toujours dans le cadre du Théâtre de l’Athénée dirigé par Jouvet, à d’autres créations :

  • "Intermezzo" (1933) : décor symbolique et aérien fait de surfaces translucides et de jeux de niveaux, évoquant l’invisible, l’étrange et l’au-delà.

  • "Tessa" (1934) : atmosphère poétique de paysages brumeux, inspirée de la peinture romantique anglaise, avec des décors épurés et mobiles.

  • "Supplément au voyage de Cook" (1935) : pastiche exotique où Cassandre joue avec la perspective forcée, les découpes stylisées et les ombres portées, accentuant le décalage colonial et l’ironie du texte.

Un projet ambitieux autour de "Faust", que Jouvet rêvait de monter, reste malheureusement à l’état de maquettes, conservées aujourd’hui à l’INHA (L'Institut national d'histoire de l'art) et partiellement publiées.

4. Une esthétique scénique partagée : vers un théâtre de l’idée

 

La signature commune des productions Jouvet-Cassandre repose sur quelques principes fondamentaux :

  • Le dépouillement graphique (formes géométriques, plans inclinés, décors monochromes)

  • L'espace comme métaphore : la scénographie ne dit pas le lieu mais la tension dramatique

  • L’usage dramaturgique de la lumière

  • Une forte cohérence entre texte, mise en scène et décor, dans l’esprit du théâtre total

C’est dans cette optique que Cassandre théorisera plus tard ses idées dans le manuscrit L’Architecture dramatique (1938-39, non publié), où il défend l’idée d’un décor actif, porteur de sens.

Ces réalisations démontrent sa vision fonctionnaliste : "Au théâtre, chaque élément du décor doit être justifié par sa nécessité dramaturgique", écrivait-il dans ses notes de travail.

5. Fin de la collaboration : bifurcation et continuités

 

Après 1936, les chemins de Jouvet et Cassandre divergent. Jouvet poursuit avec Giraudoux une veine plus épurée (notamment avec Électre ou Ondine), tandis que Cassandre s’investit dans la scénographie d’opéra et de ballets avec Lifar, Auric ou Milloss. Leur séparation est artistique mais non polémique : chacun poursuit son idéal de théâtre — Cassandre se tourne vers une scénographie musicale et plastique, tandis que Jouvet s’ancre davantage dans l’acteur et la diction française.

La collaboration entre Louis Jouvet et A.M.CASSANDRE a été brève, concentrée entre 1933 et 1935, mais décisive. Elle a contribué à faire de la scénographie une discipline intellectuelle et sensible, articulée avec le texte et la mise en scène. Elle a également permis à Cassandre de transposer son génie graphique dans un nouveau medium, à la croisée du théâtre, de l’architecture et du cinéma.

En somme, cette rencontre a donné naissance à une forme rare de théâtre à la fois rigoureux, stylisé et suggestif, dont les traces demeurent encore dans la mémoire du théâtre français du XXe siècle. Une collaboration que l’on peut situer à la hauteur de celle de Gordon Craig et Stanislavski, ou de Cocteau et Barrault, dans la constitution d’une scène moderniste.

Une grammaire visuelle unique

 

La contribution majeure de Cassandre réside dans l'élaboration d'une véritable syntaxe scénographique où s'articulent :

  1. Architecture dramatique : Ses décors constituent des machines à jouer, structurant le rythme des déplacements et la progression dramatique.

  2. Lumière constructive : Il pense l'éclairage comme matière architecturale modelant l'espace, anticipant les techniques modernes de light design.

  3. Typographie scénique : Sa maîtrise des lettres (créateur des polices Bifur et Peignot) s'intègre dans les décors comme éléments narratifs.

  4. Chromatisme fonctionnel : Chaque couleur répond à une nécessité dramaturgique, créant des "températures émotionnelles" précises.

Comme l'écrivait Louis Jouvet : "Cassandre ne décore pas une pièce, il l'incarne dans l'espace avec une précision mathématique et poétique."

 

Héritage et influence durable

 

L'œuvre théâtrale de Cassandre s'est manifestée dans trois dimensions complémentaires :

  • Décors et costumes réalisés : Une vingtaine de productions majeures entre 1925 et 1939, principalement à l'Athénée.

  • Projets théoriques et maquettes : Nombreux concepts non réalisés mais documentés, témoignant d'une recherche constante.

  • Enseignement et transmission : Son influence se perpétue chez des scénographes comme René Allio ou Jacques Le Marquet.

Son approche a profondément influencé l'École française de scénographie, établissant un pont conceptuel entre les avant-gardes russes constructivistes et le théâtre contemporain. Jean Vilar reconnaissait sa dette envers "cette conception architecturale et fonctionnelle de l'espace théâtral" qui a nourri l'esthétique du TNP.

 

Une œuvre à redécouvrir

 

Paradoxalement, cette facette essentielle du génie de Cassandre reste insuffisamment étudiée. Les maquettes et dessins préparatoires conservés révèlent pourtant une vision scénographique d'une modernité saisissante, où la synthèse entre forme et fonction atteint une perfection rarement égalée.

Sa conception du théâtre comme "art total" fait écho aux recherches contemporaines sur l'intermédialité et confirme son statut de précurseur visionnaire, dont l'influence continue de résonner dans les pratiques scénographiques actuelles.

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